Etat d'âme
J’ai rencontré Joao, un chauffeur de taxi qui
attendait ses clients en faisant du body-building. Il avait dans le coffre de
sa voiture des altères et un rameur. C’était à Madère.
Aux Açores, Zacarias, un autre chauffeur de
taxi, était fou amoureux de Dolorès. Mais, elle ne le savait pas.
Dans une île paradisiaque des Cyclades, j’ai
discuté longuement avec un serveur qui ne travaillait l’été que pour faire du
ski en hiver. Ses skis étaient dans un angle de la salle du restaurant, toujours
dans son champ de vision.
J’ai grimpé avec Farswad, qui voulait devenir
un grand alpinisme et gravir les plus hauts sommets de la planète. Il était
iranien et ne pouvait pas sortir de son pays.
À Islamabad, Hussein, un policier qui n’en
avait que faire que je lui raconte que j’avais raté mon avion, me tenait
fermement le bras. Je n’avais pas de visa et il voulait me mettre en prison.
J’ai rencontré Zhang, un pêcheur chinois qui
pouvait naviguer n’importe où en mer de Chine. Les pirates le laissaient tranquille ;
lui-même était pirate.
J’ai bu le maté avec Claudio, un gaucho qui, tous les soirs, attendait
sur son cheval que le soleil se couche, illuminant au loin les montagnes du
Paine. Tandis qu’il buvait et admirait les couleurs, son troupeau de moutons se
dispersait dans la pampa.
J’ai parlé à Suzanne, une vieille
Américaine. Elle était archéologue et
continuait à fouiller, seule, les vestiges d’un village néolithique. La mission
était officiellement terminée depuis quatre ans. C’était dans le Sud de
l’Egypte.
Sief, un très vieux Yéménite, rentrait à pied
dans son village ; il avait acheté une kalachnikov au souk. Comme elle
était trop lourde pour lui, il m’a demandé de la lui porter. Je suis retourné
au souk le lendemain pour acheter des cartouches.
J’ai rencontré un chef de village camerounais
qui avait 46 femmes. J’ai perdu le carnet sur lequel j’avais dessiné leur
portrait au crayon de papier. Dommage… j’avais indiqué le nom de chacune
au-dessous des esquisses.
J’ai passé de longues nuits sous les étoiles
en compagnie d’un chamelier au Niger. Avec ses onze chameaux, il transportait
du sel entre les salines d’Adramor et Agadez. Il rêvait qu’il plantait des
palmiers dattiers dans une oasis et qu’enfin, il pouvait se poser.
J’ai rencontré Ace, un Navajo qui sniffait de
la colle quand il n’avait plus d’argent pour le crack. Il se faisait houspiller
par Emmanuelle, une institutrice périgourdine en mission
de coopération dans la réserve.
Dans la Tadrart, au creux d’un
abri-sous-roche, je suis tombé amoureux de la
femme. Elle venait d’un autre temps, fine et délicate peinture rupestre, divine
représentation de la femme en seulement trois traits.
J’ai habité plus de deux ans à
Marrakech. Je passais tous les jours devant un mendiant aveugle assis non
loin de la place Djema el Fna’a. Me sentant arriver, il me donnait la météo et
me prédisait que j’allais mourir… Il terminait hilare : « Pas tout de
suite, Patron. Tu profiteras du soleil encore aujourd’hui. » Je continuais
ma route, en lui répondant : « Je te souhaite la même chose,
Ali ! »
Une nuit en sortant d’un bar à Dar el Salam,
j’ai croisé la route d’un gang de jeunes délinquants ivres et bruyants. Je n’ai
pas eu à sortir mon couteau, on s’est juste croisés.
J’ai fait un bout de piste dans un taxi-brousse
en Casamance, entre deux militaires. L’un d’eux s’était endormi, son FSA entre
les jambes, le doigt sur la gâchette, quand un pneu a éclaté. Il s’est éveillé
en sursaut en appuyant sur la détente. Le toit de la 4L n’a pas résisté et mon
oreille droite a sifflé pendant trois jours. Je ne me souviens plus comment
s’appelaient les soldats.
À Ushuaïa, j’ai rencontré Zita, une danseuse
de tango qui voulait aller à Buenos Aires pour danser dans une revue. Aux
dernières nouvelles, elle dansait dans la rue, dans le quartier de la Boca.
En Tunisie, j’ai pris en stop Mohamed et sa
vieille télévision, il allait regarder un match de foot chez Ali plus loin… à
plus de 20 kilomètres. J’ai vu le match Tunis–Gabes : 2 partout - égalité.
En Roumanie, Constantin, ivre de vodka,
voulait forcer l’entrée du château de Bran en pleine nuit pour me prouver que
Dracula était mort.
Je suis arrivé à Dubrovnik un jour où il
neigeait. C’était la première fois que Goran voyait de la neige dans sa
ville ; son père Darko aussi. Son grand-père Ivan se souvenait qu’une
fois, il y a très longtemps, c’ était déjà arrivé.
À Hanoï, je n’ai jamais su le nom du portier
de la fumerie d’opium. Il ne m’a jamais laissé entrer.
Avec Waheel, on a pris une voiture et on a
traversé le désert jordanien pour aller visiter Bagdad. Je n’avais pas de
papiers, c’était une folie ; on a bien rigolé.
À Jérusalem, j’ai vu un Rabin et un Imam
attablés ensemble à une terrasse. Ils discutaient de choses et d’autres en
sirotant un café au lait à la cardamome. Comme quoi, c’est possible. Je n’ai
pas oublié d’écrire un vœu sur un petit bout de papier que j’ai confié à une
fissure du Mur des Lamentations.
Je suis allé trois week-end de suite à
Auschwitz. À chaque fois, il y avait une jeune fille, Sarah, qui déposait une
gerbe de fleurs devant le bloc 5. Je me demande si elle y est encore
aujourd’hui.
Un soir, j’étais à une représentation en
plein air d’une version moderne de La Traviata, et j’ai vu un très gros
papillon multicolore qui profitait des projecteurs. Il virevoltait dans la
lumière, passant et repassant sur la scène. Il allait d’un chanteur à un autre,
en suivant le tempo, rappelant à tous les invités que le plus beau des
spectacles, c’est la vie.