mercredi 27 mai 2015

On y parle aussi d'escalade


Livre

Un homme est tombé
Tony Hillerman
Édition Rivages / Noir
 
Lors de l’ascension de « Ship Rock », une cordée de grimpeurs découvrent le squelette d’un homme, prisonnier à jamais du vaisseau de pierre comme le fut  « Tueur de Monstre » dans la mythologie Navajo.
Cette affaire n’est pas sans rappeler à Joe Leaphorn, le légendaire lieutenant de la police tribale navajo, l’énigme non résolue  de la disparition de Harold Breedlove, un riche propriétaire terrien. Aujourd’hui à la retraite, il reprend volontiers du service pour aider Jim Chee, officiellement chargé de l’enquête afin d’élucider ce mystère.
Tony Hillerman en grand spécialiste du polar ethnologique nous emporte dans une intrigue riche en détails que l’on s’évertue à reconstituer comme un puzzle…  Finalement il posera lui-même la dernière pièce.
Concernant les aspects techniques de l’escalade, Hillerman de son propre aveu (*), s’est documenté auprès de spécialistes américains. Il s’est rendu plusieurs fois à Zion Canyon et à Moab (les grands sites à proximité de chez lui) pour interviewer des grimpeurs et les observer en action.
Il en résulte des descriptifs précis de l’activité et du matériel qui reflètent tout à fait le style d’écriture du livre. Il en va de même de l’idylle naissante entre Jim Chee et sa jeune et séduisante assistante Bernadette Manuellito...

(*) Autobiographie de Tony Hillerman
Rares furent les déceptions
Editions Rivages / Noir

samedi 2 mai 2015

Sur la route de l'encens

Il faut le sol calcaire des montagnes ensoleillées de l’Arabie, parfois baignées par les queues de mousson, pour que mon arbre, un arbuste plutôt, puisse s’épanouir. 
Il faut inciser l’écorce de mon arbre pour me faire couler. Pas moins de trois entailles, car la première ne fera couler qu’un lait stérile, la deuxième n’apportera que quelques gouttes couleur miel, et enfin la troisième me libérera. 
Ainsi récolté sur l’écorce de l’arbre, je suis encore si anodin, si neutre, que l’on peut passer à côté de moi sans me remarquer. 
Il faut alors le feu ! Je brûle… et mon parfum exhale. Alors j’ensorcelle les hommes. Objet de convoitises et de trafics, commerce spéculatif, je suis à la source de grands bouleversements historiques : je suis l’encens.
De l’Egypte à l’Orient
Il y a très longtemps, une femme divinement belle régnait sur l’Egypte. Hatshepsout gouvernait le pays d’une main de fer dans un gant de velours. Dans le temple de Karnak, elle fit ériger des obélisques. Puis se fit couronner pharaon, devenant ainsi le cinquième souverain de la XVIIIe dynastie. « La » pharaon faisait courir le mythe de sa naissance divine. Elle  s’appliquait à magnifier son propre temple, Deir el-Bahari, qu’aujourd’hui encore on appelle le djeser djeseran, « le sublime des sublimes  »… 
Les cartouches gravés sur les murs du temple racontent à qui sait les lire qu’elle envoyait au bout du monde des navires pour me quérir. 
Mon parfum rythmait les cérémonies, j’accompagnais les princes et les princesses dans leur ultime voyage. Aucun embaumement ne pouvait se pratiquer sans ma présence.

Il y a longtemps, j’ai fait un long chemin dans le havresac d’un roi. J’y ai retrouvé les richesses des autres mondes. Le jeune Gaspard, à la peau claire, avait apporté l’or — symbole des richesses — de l’Orient. Balthazar —  le cuivré Balthazar — venant du Sud, la protection de la myrrhe. L’honneur de mon offrande aux parents du petit homme revint à Melchior. Le plus vieux et le plus sage des rois mages me portait depuis la grande Afrique. Pour les hommes, je représentais en ce temps la divinité du Christ.
Il n’y a pas si longtemps, on m’échangeait encore à prix d’or contre les autres richesses du monde, la soie, les épices, le sel… 
Des caravanes de plus de mille et quatre chameaux parcouraient l’Afrique et l’Orient, uniquement pour moi. De l’Arabie Heureuse à Bagdad, de Damas au Caire…
Du nomadisme aux bâtisseurs d’empire 
À la croisée des chemins de ces interminables caravanes, j’ai transformé un peuple de bergers en bâtisseurs. 
En ces temps, de simples pasteurs nomadisaient dans le grand désert arabique. Ils se regroupaient parfois pour piller les caravanes, me voler et me revendre plus loin. Ces hommes, les Nabatéens, ont compris que, grâce à moi, ils pouvaient aller plus loin. Ils pouvaient créer un royaume.
Alors, au milieu des déserts, ils ont bâti des cités enchanteresses, des havres de paix, d’immenses caravansérails. En entrant dans ces villes, les façades monumentales impressionnaient. Les entrepôts regorgeaient de marchandises. Au fond des boutiques, on spéculait sur le cours des épices et de l’or. Les temples offraient aux yeux des visiteurs des cérémonies fastueuses.  
Les Nabatéens ont su dompter l’eau si rare en façonnant des canaux sur des kilomètres de terres arides. Ils ont instauré des droits de douane sur les  marchandises. En échange de leur protection, ils ont taxé les caravaniers. Ils ont frappé leur propre monnaie. Ils ont rallié des milliers de personnes autour de leurs dieux. Ils ont unifié une langue et une écriture. 
Ils ont créé une société : un empire !
Tout cela pour moi et moi seul. J’ai changé la face du monde. 
Je suis une légende. Je suis l’encens !