Dans Coke en stock
et Au pays de l’or noir, Tintin nous
faisait découvrir au cours de ses aventures une cité nabatéenne : Petra.
Hergé mettait alors le doigt sur les enjeux économiques des
années futures et annonçait les chocs pétroliers de la fin du siècle. L’action
se situait en grande partie dans un Etat imaginaire : le Khemed. A la lecture de ces bandes dessinées, il est frappant de constater
que les paysages du Khemed sont plus proches de l’Arabie Saoudite que de
la Jordanie. Pourtant, c’est bien Petra que le dessinateur a reproduit en
dessinant le Siq et le Khazneh d’après les lithographies de David Roberts.
Hergé savait-il qu’il existe en Arabie Saoudite une autre
cité nabatéenne du nom de Maiden Saleh ?
Avant que ne s’amorce le phénomène de désertification, il y
a 30 000 ans, la péninsule Arabique bénéficiait d’un climat plus frais et
humide qu’aujourd’hui. Au fil des années sans pluie, savanes et lacs ont
disparu, laissant dans le paysage des reliques de cette époque. Le site de
Maiden Saleh se cache dans le nord du pays, à
400 kilomètres de Médine, dans une plaine alluviale où sont disséminées des
tours de grès. Aujourd’hui, le désert gangrène ce paysage rugueux, et les
maisons du village d’Al Ula, tout proche, se blottissent autour d’une petite
oasis. Au fond d’une gorge, les maigres palmiers dattiers et les jardins sont
encore cultivés grâce à la pugnacité des habitants et portent fièrement leurs
couleurs, le vert, comme un défi au désert avoisinant.
Le prophète et la légende de la chamelle miraculeuse
F
|
ier, Hatem, notre guide, l’est aussi, dans sa djellaba
immaculée et coiffé du traditionnel keffieh rouge et blanc. Il nous accueille
sur le parvis de l’unique hôtel du village. On le croirait tout droit sorti des
aventures de Tintin. Il pourrait être le tuteur du jeune et odieux prince
Abdallah.
Mais, très sérieusement, Hatem, en sa qualité de
guide-interprète, est mandaté par la
Commission du tourisme et des antiquités. Il est chargé de faire découvrir la
cité nabatéenne de Maiden Saleh à notre petit groupe.
L’homme est très érudit, croyant. Il commence par nous
expliquer autour d’un verre de thé, qu’il
y a treize siècle, le Coran faisait déjà mention d’une cité où les hommes
habitaient des maisons creusées dans les rochers.
Maiden Saleh tire
son nom d’une légende, que l’on retrouve dans le Livre Saint. Le
prophète Saleh envoya aux Tamûds, une tribu de pasteurs vivant dans cette
partie du désert, une chamelle miraculeuse comme preuve de l’existence d’un
seul et unique dieu. Cette chamelle
avait le pouvoir d’abreuver de son lait tous les habitants d’une ville
ancienne. Sceptiques, les hommes de la tribu tuèrent la chamelle miraculeuse…
Outrage au prophète et à son dieu ! Trois jours après, le temps d’un
souffle, les Tamûds disparurent à tout jamais de la surface de la Terre.
Loin de la légende, les historiens situent entre le IIe
siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C l’avènement d’une autre tribu :
les Nabatéens.
Ces nomades du grand désert arabique ont commencé par
piller les caravanes de marchandises puis, rapidement, ont établi des comptoirs
d’échange et des caravansérails dans le désert, afin d’avoir la main- mise sur
les richesses.
On retrouve ainsi leurs traces le long d’un axe sud-nord, entre
le désert d’Arabie, le wadi Ram, dans l’actuelle Jordanie, et le Néguev.
La cité de Maiden Saleh est aussi appelée Hegra ou encore Al
Hijr par l’Unesco, qui a inscrit ce site archéologique en 2008 sur sa liste des
sites remarquables.
Hatem poursuit en notant que le site a été répertorié en
1876 par Charles Doughty, un écrivain voyageur dans la tradition anglaise. Il
termine cette présentation sur une citation de Flavius Joseph. Dans ses
mémoires, le Romain (dont le nom est inscrit sur le fronton d’un tombeau de
Petra) décrivait les Nabatéens en ces termes : « Ce sont des nomades vivant sous la tente, ils n’ont pas de
maison, ne boivent pas de vin et élèvent des moutons et des chameaux. »
Bâtisseurs
d’empire : les Nabatéens
u village d’Al Ula, nous montons dans des 4X4 rutilants pour
parcourir 20 kilomètres d’une piste sèche et poussiéreuse et déboucher au
détour d’une clôture sur un guichet planté au milieu de nulle part. Un petit
homme nous délivre les tickets d’entrée et comptabilise les quelques rares
visiteurs.
Hatem explique que le site archéologique de Maiden Saleh est
fermé depuis 1985, afin de le protéger des dégradations. En effet, les Bédouins
de la région ne voient pas d’un bon œil un afflux touristique. Afflux
touristique est un bien grand mot : nous ne rencont
rerons pas un seul touriste durant notre séjour.
Le paysage n’a rien à voir avec Petra. Alors qu’en Jordanie
l’ancien caravansérail se cache dans un labyrinthe de djebels rocheux, ici, une
plaine s’ouvre à nous, immense et rude, battue par les vents. Seuls quelques
acacias et quelques touffes de graminées supportent les lourds rayons du
soleil. Au loin, les buttes rocheuses propices aux constructions
troglodytiques.
« Les Nabatéens
sont devenus de redoutables commerçants et des bâtisseurs hors pair »,
commente Hatem devant la première façade.
Ils commençaient la taille des façades par le haut des
buttes rocheuses. Après chaque étape de la construction, la plate-forme
façonnée à même le grès était détruite. Ils n’utilisaient pas
d’échafaudage !
A Maiden Saleh, beaucoup d’édifices ne sont pas terminés,
abandonnés avant d’être achevés par les tailleurs. Souvent, les sculpteurs ont
rencontré une strate de grès sablonneux et n’ont pu poursuivre leur œuvre.
On retrouve sur les façades ce que les archéologues
appellent le style « nabatéen » : des pyramides égyptiennes, des
frontons grecs, des merlons (escaliers à l’envers) mésopotamiens. Les Nabatéens
s’appropriaient l’architecture des autres grandes civilisations avec qui ils
commerçaient.
La richesse du site est
estimée à plusieurs centaines de monuments. Actuellement, 138 tombeaux rupestres ont été répertoriés.
Hatem nous emmène plus loin, son œil pétille, il veut
absolument nous montrer les inscriptions gravées sur la falaise à droite d’un
tombeau. Car si les façades de Maiden Saleh sont moins décorées qu’à Petra –
seuls quelques griffons, serpents et aigles ornent les façades –, il faut voir
dans les nombreuses inscriptions l’une des richesses du site.
L’écriture nabatéenne, issue de l’écriture araméenne, est la
base de l’alphabet moderne arabe. Très peu d’archéologues sont capables de la
déchiffrer et d’en comprendre le sens. Généralement, ce sont des ordres de
construction ou des messages aux dieux nabatéens. Dushara, l’entité mâle, et El
Uzza, l’entité femelle. Les représentations divines, de simples pierres
appelées bétils, étaient exposées
dans des niches.
Des canaux courent sur toutes les collines, alimentent des
citernes creusées dans la roche pour
récupérer les eaux de pluie. Le système d’adduction d’eau était une des
spécialités nabatéennes. Pourtant, ici, dans cette plaine, relique d’une oasis,
la nappe phréatique était à moins de dix mètres de profondeur quand les frères
dominicains Antonin Jaussen et Raphaël Savignac
redécouvrent le site en 1907.
Depuis, 131 puits ont déjà été mis au jour par les archéologues. Un
mystère…
Au détour d’une faille, se cache l’unique triclinium recensé de l’ancienne ville.
Un triclinium est une sorte de salle
de réception, ou de salle à manger, que l’on pense être
« communale », puisque, à ce jour, c’est le seul édifice retrouvé
dans tout le site. On en dénombre plus de cinq à Petra, mais tous ont des
proportions plus modestes.
Taillée dans la falaise, la pièce est immense. Au sol, je compte mes pas et estime
la largeur et la longueur à plus de 20 mètres x 20 mètres, et le plafond semble
plus haut encore.
Des citernes d’eau sont creusées de chaque côté de l’entrée.
Et l’on retrouve bien les trois banquettes, taillées elles aussi dans le grès,
à droite, à gauche, et au fond. Ces banquettes présentent un petit décrochement
sur lequel étaient déposés les plats pour les convives. Hatem précise que les
scientifiques avancent l’hypothèse que le roi nabatéen servait lui-même ses hôtes
lors des banquets.
Face visible et face
cachée
Nous quittons l’ombre et la fraîcheur de la salle pour
rejoindre une grande butte de grès. Dans les volutes de chaleur, la colline
ressemble au dos d’une baleine. Sous le ciel sans nuages, les façades se succèdent,
plus belles, plus fines, plus élancées les unes que les autres. Quelques
acacias tendent leurs branches timidement, profitant de l’ombre de la falaise.
La magie du site opère, notre petit groupe s’éparpille, oubliant les grosses
pancartes gâchant la vue d’ensemble. Chacun veut vérifier encore une fois que
l’ouverture ne cache rien d’autre qu’une petite pièce cubique nue, taillée dans
le grès. Oubliant le soleil et la chaleur, tout le monde se retrouve autour
d’Hatem, qui veut encore nous montrer une singularité de Maiden Saleh.
A l’écart du site principal, se dresse un monolithe
isolé : « l’Unique ».
Façade monumentale taillée dans un bloc de grès défiant la
platitude monotone du désert environnant, l’Unique porte bien son nom. Il se
dresse tel un point d’interrogation sur cette civilisation nabatéenne disparue.
Les façades étaient-elles des tombeaux, des salles de culte
ou tout simplement des devantures de magasin ?
C’est certainement en fouillant le sable au milieu des blocs
rocheux pour exhumer la ville avec ses commerces, ses places, ses rues et ses
habitations que nous en apprendrons plus. Les scientifiques ont la certitude
que le site actuel de Maiden Saleh est un iceberg. Le plus important se cache
sous terre…
De quoi faire rêver des générations d’archéologues.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire