C’était il y a 6 000 ou 7 000
ans, voire plus. Je ne me souviens pas exactement. Le temps passe si vite. Et
puis, j’ai un peu perdu le compte des saisons ces derniers siècles. En
revanche, je me souviens parfaitement de la douceur et la précision de ses
gestes, de son application à bien faire. Quand je pense à l’instant où il a
souligné mes seins et la courbe de mes reins avec application, j’en frissonne
encore, c’était très sensuel. La tête, le corps, les jambes… Il dessinait bien,
et j’aimais quand il prenait un peu de distance pour m’admirer.
Le peintre était un homme étrange. Il vivait avec sa famille, là-bas, à
droite, au fond de notre petit cirque rocheux. Il avait aménagé une petite
grotte confortable avec des peaux de bête, et le foyer fumait à toute heure du
jour et de la nuit. Quand il faisait très froid, je voyais son ombre se lever
dans la nuit pour ajouter une bûche dans le feu. En été, sa famille jouissait
de l’ombre dispensée par un cyprès qui n’existe plus aujourd’hui. Une outre de
peau pendait à une des branches pour garder l’eau fraîche.
Il m’a offert beaucoup de bijoux.
Un collier, des bracelets qui montent jusqu’aux coudes et même aux chevilles.
Le peintre n’a rien oublié. Les
boutons sur mon pagne, un sac à main pour ramasser les baies… C’est dans ma
coiffure qu’il s’est le plus appliqué, mes tresses forment une auréole
constellée de perles. Il a souligné délicatement mes yeux d’un trait de
charbon, le noir rehausse la finesse de mon visage. Il a utilisé toute la
palette de couleurs à sa disposition, le rouge, le blanc, les ocres – du jaune
à l’orange. Le mouvement qu’il m’a donné est figé sur la roche, mais donne la
parfaite illusion d’un élan vers la droite. Ma tunique s’envole sous le souffle
d’une petite brise, c’est très agréable d’être belle.
Il m’a donné un gentil mari. Nous
sommes habillés de la même manière. Son pagne flotte sous l’effet de la même
brise de printemps. Nous formons un beau couple. Le peintre s’est repris à
plusieurs fois pour tracer les contours
de son buste, car la roche à cet endroit présente un petit renflement.
Cela donne du relief à son corps. Maintenant il est beau et fort, avec les
boutons blancs de part et d’autre du torse. Sa coiffure est plus sobre que la
mienne. Il n’a pas de collier, mais il a tout de même des bracelets sur les
deux avant-bras. Je suis contente du résultat. C’est un bel homme. Je regrette
simplement qu’il soit devant moi. J’ai toujours l’impression qu’il va partir ou
qu’il s’enfuit. Je le précède sans jamais pouvoir le rattraper. J’aimerais
qu’il me prenne dans ses bras de temps en temps.
Plus tard, nous avons eu un
enfant – un fils. Sur le mur, je suis entre mon fils et mon mari. Un œil sur
mon enfant qui découvre la vie avec insouciance et légèreté et mes bras tendus vers
mon mari comme pour lui signifier de nous attendre un peu et de ne pas marcher
aussi vite. Notre fils trottine plus qu’il ne marche. Il est amusant avec ses
jambes frêles, et je l’aime car il est à l’image de l’enfant du peintre.
Heureusement qu’il ne m’a pas donné un bébé car je ne sais pas si j’aurais eu
la force et le courage de le porter toutes ces années.
Pour nous peindre, l’homme a pilé
les différents minéraux et matières. Il a broyé sur une pierre plate de
l’hématite pour obtenir la couleur rouge. Il a brûlé des ossements pour avoir
du noir quand il ne trouvait pas de manganèse. En écrasant de l’argile il
obtenait toutes les nuances de la palette des ocres : du jaune à l’orangé.
Pour le blanc, il réduisait des os en poudre.
Il mélangeait les poudres avec de
la graisse, de l’eau, sa salive et parfois son propre sang ou de l’urine pour
créer une pâte gluante. Cette « peinture », il l’appliquait
directement avec ses doigts sur la roche. Il utilisait un stylet de bois, pour
les petits détails. Ce n’est que plus tard qu’il a inventé le pinceau en liant
une touffe de poils d’un bubale au bout d’une brindille.
Pour obtenir la couleur désirée,
le peindre chauffait parfois le mélange. Il prenait son temps pour la
préparation. Chacun de ses gestes était mesuré et appliqué.
Il restait là une grande partie
de la journée à dessiner et à peindre. Le reste du temps, il se promenait et
observait la nature. Il pouvait rester immobile des journées entières devant
une procession de fourmis ou à observer un serpent. Je l’ai vu complètement
ébahi devant une éclipse de soleil. Il se grattait souvent la tête. Ses cheveux
étaient comme les cendres d’un feu. Longtemps, ils sont restés aussi noirs que
le charbon. Un jour, ils sont devenus aussi blancs qu’un foyer abandonné.
Il a peint sur toutes les parois
autour de ma petite famille. Des animaux surtout : à droite, il s’est
appliqué à reproduire chaque strie des énormes cornes d’un bubale. Au fond du
cirque, il a dessiné un troupeau d’éléphants et à gauche des girafes. C’est
très réaliste, dit-on, même si aujourd’hui plus aucun de ces animaux n’existe
ici, sur le plateau du tassili des Ajjers. Je regrette qu’il nous ait affublé
dernièrement d’un étrange mouton. Je pense qu’il a laissé parler son art de la
peinture au détriment de la représentation réaliste… C’est somme toute assez
original.
Beaucoup de gens venaient voir
mon peintre travailler. Certains restaient de longs moments devant nous sans
rien dire, d’autres, inévitablement, donnaient leur avis. Les hommes
appréciaient surtout les représentations de couples dans leur intimité au fond
de la grotte. Les femmes n’étaient pas en reste, si elles minaudaient en
gloussant dans leur main, elles considéraient les positions des corps comme
très justes.
Depuis plus de 5 000 ans, j’en ai
vu passer du monde. On ne fait pas partie des grandes fresques de Jabbaren et
de Séfar, mais notre petit cirque rocheux est très confortable. D’autres hommes
sont venus s’essayer à l’art de la peinture, reproduisant les mêmes gestes que
mon peintre pour broyer les minéraux et préparer les peintures. Il y en a même
qui ont osé peindre sur notre rocher ! Tous ont voulu développer leur
propre style, mais aucun n’avait le talent de mon peintre. Même si je dois
avouer que j’aime bien les scènes de danse des Têtes plates et qu’ils me
divertissent dans leur ronde figée, à jamais suspendue.
Nous étions une vraie petite
communauté, nous nous parlions, nous nous interpellions. Qu’est-ce qu’on a pu
rigoler…
Certains d’entre nous ont vieilli
rapidement à cause du soleil qui les léchait tous les jours. Dire qu’au début,
ils se moquaient de nous au fond de la grotte parce que nous voyons la lumière du soleil sans jamais
sentir les rayons sur nos corps… Ils ont disparu, effacés à jamais. C’est
terrible, je ne compte plus les amies mortes sous les rayons des soleils, et je
m’ennuie un peu depuis que la dame au sac a été complètement lessivée avec les
derniers orages. La pauvre était sous une cascade.
Ces places vides témoignent de la
mort de mes anciens compagnons. Moi-même, je ne me sens pas en pleine forme, je
me délite peu à peu, surtout après le passage des hommes en blanc. Ils nous ont
mesurés, nous ont pris en photo avec de grosses lampes. Chaque éclair accélère
notre disparition. Le pire, c’est l’huile dont ils nous ont enduit pour
souligner les couleurs sur les photos. Un homme a même osé prélever un
échantillon de peinture sur ma robe, soi-disant pour me dater très précisément.
Mais ce n’est pas pour moi que je m’inquiète, c’est pour mon fils, il est si
jeune…
Aujourd’hui, des groupes de
randonneurs viennent nous rendre visite. Ils sont accompagnés par des guides
qui tentent d’expliquer ce que nous sommes censés représenter dans la société
préhistorique. Rite, religion, chamanisme… dualité de la femme et de l’homme…
L’art pariétal n’est pas de l’art
osent-ils dire !
Ce qui me choque, c’est que
personne ne reconnaît le talent de notre créateur. Mon peintre était le
meilleur de tous, un véritable artiste qui savait transcender la réalité,
n’est-ce pas ce qu’il a fait en peignant notre mouton ? nos coiffures et
nos bijoux ?
Ces guides racontent
qu’aujourd’hui il ne reste que 230 cyprès sur le plateau.
Dans notre jeunesse, personne ne
comptait les arbres, il y en avait partout. Au fil du temps, la végétation et
le climat ont bien changé. Il fait de plus en plus chaud aujourd’hui, et il y a
moins de plantes sur le plateau. Je le sais, car je vois passer de vieux
Touaregs à la recherche de plantes médicinales.
La faune aussi a bien diminué,
j’ai connu des girafes, des rhinocéros, des grands troupeaux de bœufs,
certaines peintures comme sur le site de Jabbaren – plus loin sur le plateau –
en témoignent, mais aujourd’hui plus rien… qu’un petit fennec ou une gerboise
de temps en temps, même les hyènes ne courent plus dans les tassilis.
J’ai appris par les guides
touristiques que le tassili des Ajjers
est réputé mondialement pour ses 15 000 peintures et gravures rupestres
recensées. Le site est inscrit au patrimoine de l’humanité depuis 1982.
Voilà, le dernier groupe de
randonneurs de la saison s’éloigne. Nous allons retrouver la tranquillité de
notre tassili, le chant du vent dans les tours de grès, la symphonie des
gouttes d’eau qui s’écrasent au sol en plop plop…
Je devine que malgré les
recommandations, celui qui s’appelle Claude va attendre un peu pour être hors
de vue et nous prendre en photo au flash trois ou quatre fois, et même
nous toucher, accélérant encore un peu plus notre mort inéluctable. Ces humains
ne vivent pas longtemps comparés à nous, et peut-être avons-nous fait notre
temps aussi… qui sait ?
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