samedi 2 janvier 2016

MURMURES SUR LES MURS

C’était il y a 6 000 ou 7 000 ans, voire plus. Je ne me souviens pas exactement. Le temps passe si vite. Et puis, j’ai un peu perdu le compte des saisons ces derniers siècles. En revanche, je me souviens parfaitement de la douceur et la précision de ses gestes, de son application à bien faire. Quand je pense à l’instant où il a souligné mes seins et la courbe de mes reins avec application, j’en frissonne encore, c’était très sensuel. La tête, le corps, les jambes… Il dessinait bien, et j’aimais quand il prenait un peu de distance pour m’admirer.

Il m’a offert beaucoup de bijoux. Un collier, des bracelets qui montent jusqu’aux coudes et même aux chevilles.
Le peintre n’a rien oublié. Les boutons sur mon pagne, un sac à main pour ramasser les baies… C’est dans ma coiffure qu’il s’est le plus appliqué, mes tresses forment une auréole constellée de perles. Il a souligné délicatement mes yeux d’un trait de charbon, le noir rehausse la finesse de mon visage. Il a utilisé toute la palette de couleurs à sa disposition, le rouge, le blanc, les ocres – du jaune à l’orange. Le mouvement qu’il m’a donné est figé sur la roche, mais donne la parfaite illusion d’un élan vers la droite. Ma tunique s’envole sous le souffle d’une petite brise, c’est très agréable d’être belle.

Il m’a donné un gentil mari. Nous sommes habillés de la même manière. Son pagne flotte sous l’effet de la même brise de printemps. Nous formons un beau couple. Le peintre s’est repris à plusieurs fois pour tracer les contours  de son buste, car la roche à cet endroit présente un petit renflement. Cela donne du relief à son corps. Maintenant il est beau et fort, avec les boutons blancs de part et d’autre du torse. Sa coiffure est plus sobre que la mienne. Il n’a pas de collier, mais il a tout de même des bracelets sur les deux avant-bras. Je suis contente du résultat. C’est un bel homme. Je regrette simplement qu’il soit devant moi. J’ai toujours l’impression qu’il va partir ou qu’il s’enfuit. Je le précède sans jamais pouvoir le rattraper. J’aimerais qu’il me prenne dans ses bras de temps en temps.

Plus tard, nous avons eu un enfant – un fils. Sur le mur, je suis entre mon fils et mon mari. Un œil sur mon enfant qui découvre la vie avec insouciance et légèreté et mes bras tendus vers mon mari comme pour lui signifier de nous attendre un peu et de ne pas marcher aussi vite. Notre fils trottine plus qu’il ne marche. Il est amusant avec ses jambes frêles, et je l’aime car il est à l’image de l’enfant du peintre. Heureusement qu’il ne m’a pas donné un bébé car je ne sais pas si j’aurais eu la force et le courage de le porter toutes ces années.

Pour nous peindre, l’homme a pilé les différents minéraux et matières. Il a broyé sur une pierre plate de l’hématite pour obtenir la couleur rouge. Il a brûlé des ossements pour avoir du noir quand il ne trouvait pas de manganèse. En écrasant de l’argile il obtenait toutes les nuances de la palette des ocres : du jaune à l’orangé. Pour le blanc, il réduisait des os en poudre.
Il mélangeait les poudres avec de la graisse, de l’eau, sa salive et parfois son propre sang ou de l’urine pour créer une pâte gluante. Cette « peinture », il l’appliquait directement avec ses doigts sur la roche. Il utilisait un stylet de bois, pour les petits détails. Ce n’est que plus tard qu’il a inventé le pinceau en liant une touffe de poils d’un bubale au bout d’une brindille.
Pour obtenir la couleur désirée, le peindre chauffait parfois le mélange. Il prenait son temps pour la préparation. Chacun de ses gestes était mesuré et appliqué.

Le peintre était un homme  étrange. Il vivait avec sa famille, là-bas, à droite, au fond de notre petit cirque rocheux. Il avait aménagé une petite grotte confortable avec des peaux de bête, et le foyer fumait à toute heure du jour et de la nuit. Quand il faisait très froid, je voyais son ombre se lever dans la nuit pour ajouter une bûche dans le feu. En été, sa famille jouissait de l’ombre dispensée par un cyprès qui n’existe plus aujourd’hui. Une outre de peau pendait à une des branches pour garder l’eau fraîche.
Il restait là une grande partie de la journée à dessiner et à peindre. Le reste du temps, il se promenait et observait la nature. Il pouvait rester immobile des journées entières devant une procession de fourmis ou à observer un serpent. Je l’ai vu complètement ébahi devant une éclipse de soleil. Il se grattait souvent la tête. Ses cheveux étaient comme les cendres d’un feu. Longtemps, ils sont restés aussi noirs que le charbon. Un jour, ils sont devenus aussi blancs qu’un foyer abandonné.
Il a peint sur toutes les parois autour de ma petite famille. Des animaux surtout : à droite, il s’est appliqué à reproduire chaque strie des énormes cornes d’un bubale. Au fond du cirque, il a dessiné un troupeau d’éléphants et à gauche des girafes. C’est très réaliste, dit-on, même si aujourd’hui plus aucun de ces animaux n’existe ici, sur le plateau du tassili des Ajjers. Je regrette qu’il nous ait affublé dernièrement d’un étrange mouton. Je pense qu’il a laissé parler son art de la peinture au détriment de la représentation réaliste… C’est somme toute assez original.
Beaucoup de gens venaient voir mon peintre travailler. Certains restaient de longs moments devant nous sans rien dire, d’autres, inévitablement, donnaient leur avis. Les hommes appréciaient surtout les représentations de couples dans leur intimité au fond de la grotte. Les femmes n’étaient pas en reste, si elles minaudaient en gloussant dans leur main, elles considéraient les positions des corps comme très justes.

Depuis plus de 5 000 ans, j’en ai vu passer du monde. On ne fait pas partie des grandes fresques de Jabbaren et de Séfar, mais notre petit cirque rocheux est très confortable. D’autres hommes sont venus s’essayer à l’art de la peinture, reproduisant les mêmes gestes que mon peintre pour broyer les minéraux et préparer les peintures. Il y en a même qui ont osé peindre sur notre rocher ! Tous ont voulu développer leur propre style, mais aucun n’avait le talent de mon peintre. Même si je dois avouer que j’aime bien les scènes de danse des Têtes plates et qu’ils me divertissent dans leur ronde figée, à jamais suspendue.

Nous étions une vraie petite communauté, nous nous parlions, nous nous interpellions. Qu’est-ce qu’on a pu rigoler…
Certains d’entre nous ont vieilli rapidement à cause du soleil qui les léchait tous les jours. Dire qu’au début, ils se moquaient de nous au fond de la grotte parce que  nous voyons la lumière du soleil sans jamais sentir les rayons sur nos corps… Ils ont disparu, effacés à jamais. C’est terrible, je ne compte plus les amies mortes sous les rayons des soleils, et je m’ennuie un peu depuis que la dame au sac a été complètement lessivée avec les derniers orages. La pauvre était sous une cascade.
Ces places vides témoignent de la mort de mes anciens compagnons. Moi-même, je ne me sens pas en pleine forme, je me délite peu à peu, surtout après le passage des hommes en blanc. Ils nous ont mesurés, nous ont pris en photo avec de grosses lampes. Chaque éclair accélère notre disparition. Le pire, c’est l’huile dont ils nous ont enduit pour souligner les couleurs sur les photos. Un homme a même osé prélever un échantillon de peinture sur ma robe, soi-disant pour me dater très précisément. Mais ce n’est pas pour moi que je m’inquiète, c’est pour mon fils, il est si jeune…

Aujourd’hui, des groupes de randonneurs viennent nous rendre visite. Ils sont accompagnés par des guides qui tentent d’expliquer ce que nous sommes censés représenter dans la société préhistorique. Rite, religion, chamanisme… dualité de la femme et de l’homme…
L’art pariétal n’est pas de l’art osent-ils dire !
Ce qui me choque, c’est que personne ne reconnaît le talent de notre créateur. Mon peintre était le meilleur de tous, un véritable artiste qui savait transcender la réalité, n’est-ce pas ce qu’il a fait en peignant notre mouton ? nos coiffures et nos bijoux ?
Ces guides racontent qu’aujourd’hui il ne reste que 230 cyprès sur le plateau.
Dans notre jeunesse, personne ne comptait les arbres, il y en avait partout. Au fil du temps, la végétation et le climat ont bien changé. Il fait de plus en plus chaud aujourd’hui, et il y a moins de plantes sur le plateau. Je le sais, car je vois passer de vieux Touaregs à la recherche de plantes médicinales.
La faune aussi a bien diminué, j’ai connu des girafes, des rhinocéros, des grands troupeaux de bœufs, certaines peintures comme sur le site de Jabbaren – plus loin sur le plateau – en témoignent, mais aujourd’hui plus rien… qu’un petit fennec ou une gerboise de temps en temps, même les hyènes ne courent plus dans les tassilis.

J’ai appris par les guides touristiques  que le tassili des Ajjers est réputé mondialement pour ses 15 000 peintures et gravures rupestres recensées. Le site est inscrit au patrimoine de l’humanité depuis 1982.

Voilà, le dernier groupe de randonneurs de la saison s’éloigne. Nous allons retrouver la tranquillité de notre tassili, le chant du vent dans les tours de grès, la symphonie des gouttes d’eau qui s’écrasent au sol en plop plop…
Je devine que malgré les recommandations, celui qui s’appelle Claude va attendre un peu pour être hors de vue et nous prendre en photo au flash trois ou quatre fois, et même nous toucher, accélérant encore un peu plus notre mort inéluctable. Ces humains ne vivent pas longtemps comparés à nous, et peut-être avons-nous fait notre temps aussi… qui sait ?






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