vendredi 12 février 2016

UNE PHOTO



Atterrissage - aéroport de Khartoum - 16h35 - jeudi - désarmement des toboggans.

Il y a longtemps, j’ai pris cette habitude : coucher sur les pages d’un carnet de moleskine, informations et impressions. En voilà un nouveau, première page, premiers mots…
L’avion s’immobilise. Avec les moteurs, la climatisation s’arrête ; immédiatement la chaleur dans la carlingue en aluminium devient suffocante.
Quelques militaires armés, débraillés et somnolents, encadrent le flot des passagers sur le tarmac brûlant. Il manque le a de aéroport et le h de Khartoum est posé de travers sur l’enseigne bleue qui se détache dans le ciel. L’impression de traverser un champ de braises ; des volutes de chaleur émanent du goudron, alors que le soleil est déjà très bas sur l’horizon.

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United Nation High Commissioner Refugee ! C’est marqué en bleu sur la tente, en gros. Je sais lire, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. J’aime bien le dessin des mains qui protègent un enfant.
Il fait chaud. Sous la tente, il fait encore plus chaud. On ne sait pas comment se mettre. Il y a de la poussière, c’est irrespirable. Je tousse tout le temps. Les Blancs me soignent pour ça. Ces Blancs s’occupent bien du camp. Ils organisent la distribution de la nourriture, certains sont docteurs, d’autres nous aident à retrouver les membres de nos familles… ou au moins ils prennent le temps d’écouter notre histoire. Depuis que je suis là, personne autour de moi n’a retrouvé qui que ce soit. Les Blancs vont, viennent, ils s’agitent beaucoup. Sous le soleil, leur figure devient aussi rouge que la croix qu’ils portent sur leur T-Shirt. Quand Selam me l’a fait remarquer, ça m’a fait sourire.

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File d’attente - contrôle de police - passeport - visa - permis de voyager - contrôle de douane - déclaration des appareils photos - carrousel à bagages.

Loin de l’Afrique des épices, des souks, des safaris-photos, des plages désertes, des artisans, des rires… Ici, à part le tapis roulant qui grince comme la craie sur les tableaux noirs de mon enfance, il règne un silence de plomb et une tension presque palpable. Crasse et poisse… les néons sont constellés de chiures de mouches. Et l’odeur ! Un mélange âcre de sueur, poussière, tabac froid et peur.

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J’ai eu enfin mes papiers aujourd’hui. Ces papiers, c’est mon histoire. Ils expliquent d’où je viens, ils disent quand je suis arrivée ici. Je les ai là, tout contre moi, dans mon sac sous ma robe. Je dois les monter tous les mois. Une infirmière m’a dit que j’avais de la chance : je suis dans le camp. Tous les jours, il y a d’autres personnes qui arrivent et qui attendent une place dans le camp. De la chance… Comme toutes les femmes ici, j’ai fui ma terre. Les hommes se sont fait assassiner, tués à coups de machette. Ils voulaient juste protéger nos champs, nos troupeaux. Dans mes rêves, j’entends encore les cris, les hurlements, les pleurs. Je vois du sang, beaucoup de sang, je peux encore sentir l’odeur des maisons qui brûlent.

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Conflit - 200 000 morts - 1,85 million personnes déplacées - 230 000 réfugiés au Tchad - Fours - Arabes - guerre - pétrole - Chinois - génocide.

Le soir, j’ai rencontré le correspondant du journal à l’hôtel. Un type bien et efficace. Il m’a fait un topo complet sur la situation au Darfour, devant un verre de vin d’Afrique du Sud. Maintenant, je comprends mieux la chronologie. J’intègre les tensions ethniques entre les Arabes et les Noirs sur fond de sécheresse et de désertification. J’entrevois avec horreur les trafics d’armes et les expériences médicales.
Il m’a dressé le tableau d’un pays en guerre ; encore un ! Photographe de guerre... Cela fait dix-sept ans que je couvre les conflits aux quatre coins du monde. « L’humanité devra mettre un terme à la guerre, ou la guerre mettra un terme à l’humanité » disait J.F.K.

Nous avons terminé notre verre sur l’horaire du rendez-vous avec la voiture : 7 heures, le lendemain matin, direction le camp de réfugiés de El Geneïna, à la frontière tchadienne.
Je suis monté dans ma chambre pour prendre une douche et essayer de dormir un peu. Il y avait des cafards dans la baignoire, je les ai pris avec un mouchoir en papier et mis dehors, sur le balcon.

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Partir… Partir, pour aller où ?
Ici, il y a une école pour mon fils. Moi aussi je vais à l’école, j’apprends à lire et à écrire. Alem est le seul de mes quatre enfants que j’ai pu sauver avec mes bijoux et une casserole. Finalement la casserole, je n’en ai pas besoin, les Blancs m’en ont donné une quand je suis arrivée, il y a trois ans. J’ai eu aussi des couvertures et un bidon en plastique rouge pour l’eau.
On nous distribue de la nourriture toutes les semaines, du riz, de l’huile et de la farine. Il y a plusieurs puits et ils en creusent encore un.
Les docteurs nous ont vaccinés plusieurs fois, ils disent que c’est pour le bien de tout le monde, que c’est pour prévenir les épidémies.

Allez où ? Là-bas sur les pentes du volcan, je n’ai plus de famille, plus de maison. Je n’ai plus de terre. Alors ici, c’est un peu comme mon nouveau village. Pourtant dehors, les gens nous voient d’un mauvais œil. Ils disent qu’on prend tout leur bois et que bientôt ils n’en auront plus pour faire la cuisine. J’arrive quand même à leur vendre des tissus que je fais avec les sacs de riz.

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4x4 - chaos - poussière - pistes - siège défoncé - chaleur - papiers - autorisations - badge - déclaration - re-autorisation - entrez ! - merci.

Au loin, dans les brumes de chaleur, les barrières en fil de fer barbelé scintillent sous le soleil. Le portail est gardé par des soldats armés. À l’intérieur du camp, la vie grouille. Les enfants jouent au foot avec un ballon crevé. Les femmes vont et reviennent du puits avec d’énormes jerricans multicolores en chantonnant doucement. Elles vaquent à leurs occupations. Quelques hommes sont là, discrets, assis au fond des tentes.
En passant devant les toilettes, un haut-le-cœur ! Pas tant pour l’odeur mais surtout à cause des mouches… des milliers de mouches.
J’ai rendez-vous avec le médecin-chef pour la visite du camp. Mes doigts caressent le Leica au fond de ma poche. J’aime son contact. J’aime encore plus le caler entre mon nez et mon arcade.... J’aime son objectif fixe de 35 mm qui oblige le photographe à s’impliquer dans ses photos. Capa disait : « Si la photo n’est pas bonne, c’est que vous n’êtes pas assez près ». Je ne prendrai donc pas de photo aujourd’hui. D’abord regarder, observer, comprendre, s’imprégner…
Le docteur m’explique l’organisation du camp. La distribution hebdomadaire de la nourriture, le forage d’un nouveau puits, l’attribution des tentes…

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Les autres passent très vite sans parler, filment et prennent des photos sans rien demander, et s’en retournent tout aussi vite dans la même journée. Lui, il est là depuis trois jours. Il mange le même riz que nous. Il dort ici dans le camp. Il passe la nuit dehors et repose son matelas dans le bureau du docteur tous les matins. Il parle avec tout le monde. Il écoute beaucoup plus qu’il ne pose de question. Hier, il a joué au ballon avec les enfants. Les enfants rigolaient tant et plus. Tout le monde est venu le voir. Il y avait des sourires sur les visages. Il a ensuite fait des photos des enfants et des gens qui voulaient bien, et presque tout le monde voulait…
C’était la première fois qu’il prenait des personnes. Jusqu’à présent, il n’avait photographié que des objets : les tentes, une casserole sur un feu de bois, les jerricans multicolores qui attendent d’être remplis au puits… Une fois, je l’ai surpris à plat ventre dans la poussière, il photographiait une tong qui traînait.

Ce matin, surprise, il a distribué les photos. Je ne sais pas comment il a fait. D’habitude les autres reporters disent qu’ils vont les envoyer, les faire parvenir, mais personne ne reçoit jamais rien…
Moi aussi je veux avoir ma photo.

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Noir et blanc - clair obscure - ouverture maximum.

Elle s’appelle Lielit, elle sent le savon, elle est sublime. Elle capte la lumière comme aucune autre. Elle est venue me demander de la prendre en photo. Je l’ai fait poser devant sa tente. Elle a un port de reine ; assise sur le bidon, elle est magnifique. Je ne sais pas combien de clichés j’ai pris, ni combien de temps cela a duré. Je commençais à remballer mon matériel quand son petit garçon est venu se blottir dans ses bras. Instant de tendresse intense et immense, dans la lumière rasante du soleil couchant. J’ai appuyé sur le déclencheur. Pas la peine de vérifier, je sais que cette photo est exceptionnelle. Ce que j’ai capté, c’est le regard d’une mère sur son enfant. 

Cela fait plus de dix jours que je suis là. Je dois maintenant partir. Quitter ces femmes, ces gens qui, malgré tout, vivent ici. J’ai assez de matière pour une série d’articles. Rester plus longtemps ? Partagez encore la vie de ces femmes ? Oui, ce serait possible… mais je suis plus utile en faisant simplement mon travail : rapporter mon témoignage en Europe. Alors ce matin, je vais dire au revoir à tout le monde et partir…
Mais je sais qu’un jour je reviendrai au camp de El Geneïna

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Selam = paix
Alem = La terre
Lielit = princesse 

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