Atterrissage -
aéroport de Khartoum - 16h35 - jeudi - désarmement des toboggans.
Il y a longtemps, j’ai pris cette habitude :
coucher sur les pages d’un carnet de moleskine, informations et impressions. En
voilà un nouveau, première page, premiers mots…
L’avion s’immobilise. Avec les moteurs, la
climatisation s’arrête ; immédiatement la chaleur dans la carlingue en
aluminium devient suffocante.
Quelques militaires armés, débraillés et somnolents,
encadrent le flot des passagers sur le tarmac brûlant. Il manque le a de aéroport et le h de Khartoum est posé de travers sur
l’enseigne bleue qui se détache dans le ciel. L’impression de traverser un
champ de braises ; des volutes de chaleur émanent du goudron, alors que le
soleil est déjà très bas sur l’horizon.
*****
United Nation High Commissioner Refugee ! C’est
marqué en bleu sur la tente, en gros. Je sais lire, mais je ne sais pas ce que
ça veut dire. J’aime bien le dessin des mains qui protègent un enfant.
Il fait chaud. Sous la tente, il fait encore plus
chaud. On ne sait pas comment se mettre. Il y a de la poussière, c’est
irrespirable. Je tousse tout le temps. Les Blancs me soignent pour ça. Ces
Blancs s’occupent bien du camp. Ils organisent la distribution de la
nourriture, certains sont docteurs, d’autres nous aident à retrouver les
membres de nos familles… ou au moins ils prennent le temps d’écouter notre
histoire. Depuis que je suis là, personne autour de moi n’a retrouvé qui que ce
soit. Les Blancs vont, viennent, ils s’agitent beaucoup. Sous le soleil, leur
figure devient aussi rouge que la croix qu’ils portent sur leur T-Shirt. Quand
Selam me l’a fait remarquer, ça m’a fait sourire.
*****
File d’attente
- contrôle de police - passeport - visa - permis de voyager - contrôle de
douane - déclaration des appareils photos - carrousel à bagages.
Loin de l’Afrique des épices, des souks, des
safaris-photos, des plages désertes, des artisans, des rires… Ici, à part le
tapis roulant qui grince comme la craie sur les tableaux noirs de mon enfance,
il règne un silence de plomb et une tension presque palpable. Crasse et poisse…
les néons sont constellés de chiures de mouches. Et l’odeur ! Un mélange
âcre de sueur, poussière, tabac froid et peur.
*****
J’ai eu enfin mes papiers aujourd’hui. Ces papiers,
c’est mon histoire. Ils expliquent d’où je viens, ils disent quand je suis
arrivée ici. Je les ai là, tout contre moi, dans mon sac sous ma robe. Je dois
les monter tous les mois. Une infirmière m’a dit que j’avais de la
chance : je suis dans le camp. Tous les jours, il y a d’autres personnes
qui arrivent et qui attendent une place dans le camp. De la chance… Comme
toutes les femmes ici, j’ai fui ma terre. Les hommes se sont fait assassiner,
tués à coups de machette. Ils voulaient juste protéger nos champs, nos
troupeaux. Dans mes rêves, j’entends encore les cris, les hurlements, les
pleurs. Je vois du sang, beaucoup de sang, je peux encore sentir l’odeur des
maisons qui brûlent.
*****
Conflit - 200 000 morts
- 1,85 million personnes déplacées - 230 000 réfugiés au Tchad - Fours -
Arabes - guerre - pétrole - Chinois - génocide.
Le soir, j’ai rencontré le correspondant du journal
à l’hôtel. Un type bien et efficace. Il m’a fait un topo complet sur la
situation au Darfour, devant un verre de vin d’Afrique du Sud. Maintenant, je
comprends mieux la chronologie. J’intègre les tensions ethniques entre les
Arabes et les Noirs sur fond de sécheresse et de désertification. J’entrevois
avec horreur les trafics d’armes et les expériences médicales.
Il m’a dressé le tableau d’un pays en guerre ;
encore un ! Photographe de guerre... Cela fait dix-sept ans que je couvre
les conflits aux quatre coins du monde. « L’humanité devra mettre un terme
à la guerre, ou la guerre mettra un terme à l’humanité » disait J.F.K.
Nous avons terminé notre verre sur l’horaire du rendez-vous avec la voiture : 7 heures, le lendemain matin, direction le camp de réfugiés de El Geneïna, à la frontière tchadienne.
Je suis monté dans ma chambre pour prendre une
douche et essayer de dormir un peu. Il y avait des cafards dans la baignoire,
je les ai pris avec un mouchoir en papier et mis dehors, sur le balcon.
*****
Partir… Partir, pour aller où ?
Ici, il y a une école pour mon fils. Moi aussi je
vais à l’école, j’apprends à lire et à écrire. Alem est le seul de mes quatre
enfants que j’ai pu sauver avec mes bijoux et une casserole. Finalement la
casserole, je n’en ai pas besoin, les Blancs m’en ont donné une quand je suis
arrivée, il y a trois ans. J’ai eu aussi des couvertures et un bidon en
plastique rouge pour l’eau.
On nous distribue de la nourriture toutes les
semaines, du riz, de l’huile et de la farine. Il y a plusieurs puits et ils en
creusent encore un.
Les docteurs nous ont vaccinés plusieurs fois, ils
disent que c’est pour le bien de tout le monde, que c’est pour prévenir les
épidémies.
Allez où ? Là-bas sur les pentes du volcan, je
n’ai plus de famille, plus de maison. Je n’ai plus de terre. Alors ici, c’est
un peu comme mon nouveau village. Pourtant dehors, les gens nous voient d’un
mauvais œil. Ils disent qu’on prend tout leur bois et que bientôt ils n’en
auront plus pour faire la cuisine. J’arrive quand même à leur vendre des tissus
que je fais avec les sacs de riz.
*****
4x4 - chaos -
poussière - pistes - siège défoncé - chaleur - papiers - autorisations - badge
- déclaration - re-autorisation - entrez ! - merci.
Au loin, dans les brumes de chaleur, les barrières
en fil de fer barbelé scintillent sous le soleil. Le portail est gardé par des
soldats armés. À l’intérieur du camp, la vie grouille. Les enfants jouent au
foot avec un ballon crevé. Les femmes vont et reviennent du puits avec
d’énormes jerricans multicolores en chantonnant doucement. Elles vaquent à
leurs occupations. Quelques hommes sont là, discrets, assis au fond des tentes.
En passant devant les toilettes, un
haut-le-cœur ! Pas tant pour l’odeur mais surtout à cause des mouches… des
milliers de mouches.
J’ai rendez-vous avec le médecin-chef pour la visite
du camp. Mes doigts caressent le Leica au fond de ma poche. J’aime son contact.
J’aime encore plus le caler entre mon nez et mon arcade.... J’aime son objectif
fixe de 35 mm qui oblige le photographe à s’impliquer dans ses photos. Capa
disait : « Si la photo n’est pas bonne, c’est que vous n’êtes pas
assez près ». Je ne prendrai donc pas de photo aujourd’hui. D’abord
regarder, observer, comprendre, s’imprégner…
Le docteur m’explique l’organisation du camp. La
distribution hebdomadaire de la nourriture, le forage d’un nouveau puits,
l’attribution des tentes…
*****
Les autres passent très vite sans parler, filment et
prennent des photos sans rien demander, et s’en retournent tout aussi vite dans
la même journée. Lui, il est là depuis trois jours. Il mange le même riz que
nous. Il dort ici dans le camp. Il passe la nuit dehors et repose son matelas
dans le bureau du docteur tous les matins. Il parle avec tout le monde. Il
écoute beaucoup plus qu’il ne pose de question. Hier, il a joué au ballon avec
les enfants. Les enfants rigolaient tant et plus. Tout le monde est venu le
voir. Il y avait des sourires sur les visages. Il a ensuite fait des photos des
enfants et des gens qui voulaient bien, et presque tout le monde voulait…
C’était la première fois qu’il prenait des
personnes. Jusqu’à présent, il n’avait photographié que des objets : les
tentes, une casserole sur un feu de bois, les jerricans multicolores qui
attendent d’être remplis au puits… Une fois, je l’ai surpris à plat ventre dans
la poussière, il photographiait une tong qui traînait.
Ce matin, surprise, il a distribué les photos. Je ne sais pas comment il a fait. D’habitude les autres reporters disent qu’ils vont les envoyer, les faire parvenir, mais personne ne reçoit jamais rien…
Moi aussi je veux avoir ma photo.
*****
Noir et blanc
- clair obscure - ouverture maximum.
Elle s’appelle Lielit, elle sent le savon, elle est
sublime. Elle capte la lumière comme aucune autre. Elle est venue me demander
de la prendre en photo. Je l’ai fait poser devant sa tente. Elle a un port de
reine ; assise sur le bidon, elle est magnifique. Je ne sais pas combien
de clichés j’ai pris, ni combien de temps cela a duré. Je commençais à
remballer mon matériel quand son petit garçon est venu se blottir dans ses
bras. Instant de tendresse intense et immense, dans la lumière rasante du
soleil couchant. J’ai appuyé sur le déclencheur. Pas la peine de vérifier, je
sais que cette photo est exceptionnelle. Ce que j’ai capté, c’est le regard
d’une mère sur son enfant.
Mais
je sais qu’un jour je reviendrai au camp de El Geneïna…
*****
Selam = paix
Alem = La terre
Lielit = princesse
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