Après
deux ans de stérilité littéraire, c’est dans le désert jordanien que l’auteur
d’Hercule Poirot retrouve l’inspiration qui l’avait quittée. Retour sur ces
traces prolifiques où se sont mêlés passions et doutes.
Le
cliquetis nerveux de la mécanique Remington rebondit en échos multiples sur les
falaises de grès rouge des canyons de Pétra. Alors que les archéologues se
reposent pendant les heures les plus chaudes de la journée, les pensées
d’Agatha Christie s’agitent sur les touches de sa machine à écrire. Il y a deux
ans déjà qu’elle a annoncé à son éditeur « a Christie for
Christmas ». Mais depuis, l’inspiration est en panne. Jusqu’à cet été 1937
dans la moiteur épaisse du désert jordanien. La nabatéenne souffle à son
oreille comme une muse. Deux titres devenus cultes sortiront de ce
séjour : « Rendez-vous avec la mort » et « Mort sur le
Nil ».
Petra porte
un nom minéral. Tout n’y est que roche, bloc, caillou et sable… Par défis, les
Nabatéens y avaient imaginé un système unique d’adduction d’eau pour irriguer
un immense caravansérail sur les routes commerciales. Dans l’entre-deux guerre,
l’équipe d’archéologues dirigée par Max Mallowan a découvert des vestiges de
citernes sur les hauteurs du canyon et bien plus loin dans le désert. La ville
était lovée dans un labyrinthe de roche dont on se transmettait le plan de
bouches à oreilles de caravaniers. On faisait ici le négoce des richesses du
sud de l’Arabie heureuse : myrrhe et encens qui s’échangeaient contre les
soieries et épices d’Orient, les pierres et bois précieux de l’Afrique Noire.
Petra était riche et puissante. C’était une place forte du commerce et des
affaires décidant jusqu’au cours de l’once d’or. La découverte des routes
maritimes, plus rapides, changea le centre de gravité de ce monde et l’oasis
fut recouverte.
Dans
la campagne de fouilles qu’elle escorte avec son jeune époux passionné
d’archéologie, Agatha Christie organise l’intendance, réalise les prises de vue
avec son Leica, numérote, inventorie, annote. Elle utilise parfois son pinceau
à fard pour parfaire le nettoyage d’une petite céramique… Pendant les heures
les plus chaudes, alors que tout le monde fait la sieste, elle écrit sans
relâches : au cours d’une excursion touristique dans le site de Petra, une
vieille femme acariâtre et tyrannique est retrouvée assassinée et tous les
protagonistes de l’histoire ont une excellente raison de la tuer. Le scénario
est simple et efficace. Le décor donne toute sa dimension à l’histoire.
Décor
en berne
Depuis
quelques jours, le cliquetis de la Remington habituellement si fluide, est
nerveux et haché. Agatha bute sur un détail. Elle cherche dans ce labyrinthe le
meilleur endroit pour mettre en scène la découverte macabre. Alors depuis une
semaine, quand le soleil décline pour laisse exploser les couleurs moirées du
grès, l’écrivain arpente méticuleusement l’ancienne oasis. Le mécontentement
s’installe. Hier encore, elle est revenue bredouille de son exploration n’ayant
découvert qu’un petit canyon qui débouche derrière l’ancien barrage à hauteur
du grand siq.
C’est
l’entrée principale du site qui s’ouvre sur le Kazneh – le trésor – par un
canyon étroit. En fermant les yeux, on peut y imaginer la vieille Mme Boynton
dans un numéro de mégère. Trop théâtral. Il faut à Agatha Christie un décor
simple, facile à décrire et qui s’efface derrière son récit.
Un
autre lieu parfait idéal : le Monastère El Deïr mieux proportionné que sa
voisine sculptée dans le grès rouge. Le promontoire rocheux s’élevant à
l’opposé du parvis serait idéal car il est creusé naturellement d’une petite
grotte. Mais pour y parvenir, il faut remonter un vallon, le wadi Kharareeb,
éloigné du centre de la cité. Trop loin pour l’empâté Hercule Poirot …
La
place du sacrifice alors ? Elle domine le canyon. La vieille dame pourrait
reposer au pied de l’obélisque, ou mieux, sur l’autel taillé dans la roche….
Trop haut. Les tombes royales ? Laquelle choisir : la façade colorée
de la Tombe de la Soie, ou celle très érodée de la Tombe Corinthienne ? Une
chose est sûre, ce ne sera pas dans l’ancien théâtre romain…
Rêveries
fécondes
Impossible
de se décider. L’énervement gagne. La reine du polar s’étire et se résout à une
pause. Tout est en désordre sur sa table. Ses propres
photographies et ses croquis du site se mêlent aux reproductions des anciennes
lithographies de David Roberts. Il faudrait ranger tout cela, mais
il fait chaud, très chaud. Il est à peine 15heures, le thé ne sera servi que
dans deux heures. Elle délasse ses bottines, s’évente et se laisse aller à la
rêverie. Il est loin le temps de sa jeunesse. Elle rêvait alors de d’être
chanteuse. Exit le temps de son premier mariage avec Archibald de la Royal
Flying Corps. Finies les tromperies, les déprimes, les amnésies. Il y a eu ce
pari avec sa sœur sans lequel elle n’aurait jamais écrit son premier roman
policier, « Une mystérieuse affaire de style ». Le premier d’une
longue série. Il y a les poèmes de cet étrange personnage, Adlous Huxley,
qu’elle espère un jour rencontrer. Il y a Max, dont elle est follement
amoureuse. Elle bénit le jour où ce couple d’archéologues, Léonard et Katherine
Wooley, l’a invitée à Bagdad. C’est là-bas, à l’occasion d’une réception
mondaine, qu’elle a rencontré Max. Le coup de foudre fut réciproque. Il est de
15 ans son cadet, mais qu’importe ! Quand, dans les soirées bourgeoises on
évoque insidieusement de cet écart, elle a une réponse toute trouvée :
« Épousez un archéologue : plus vous vieillissez, plus il vous aime ! »
Le
temps passe et le livre n’avance pas. Agatha se lève et arpente la tente de
long en large. « Je suis sortie de la tente pour me dégourdir et
réfléchir, raconte-t-elle. J’ai marqué un temps d’arrêt sur le seuil, pour
permettre à mes yeux de s’accoutumer à la forte luminosité. Quand j’ai enfin
recouvré la vision, ce fut pour découvrir Max, assis sous un dais, immobile et
tête baissée. Il étudiait une poterie et ressemblait à un Bouddha dans cette
position. J’ai réalisé à cet instant que j’avais devant moi la solution à mon
problème. C’est ici, dans le campement, au pied de Ksar el Bint, et nulle part
ailleurs, que l’on devra découvrir la vieille dame. C’est au cœur du site
fabuleux de Petra qu’Hercule Poirot devra faire marcher ses petites cellules
grises, et faire preuve, une fois de plus, de sa redoutable intelligence…»
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