mardi 19 janvier 2016

Le Pays des Hommes Intègres

À la fin de la saison sèche, le ciel se charge de gros nuages.
Au fil des jours, ils deviennent bleus puis de la couleur de l'encre.
Soudain, ils éclatent quand on s'y attend le moins. Un orchestre philharmonique de tonnerres et d'éclairs résonne alors sur la savane africaine.
Ouagadougou !
Le nom de la capitale de l'ancienne Haute-Volta vibre comme la peau d'un jembé. Le Burkina Faso - le pays des hommes intègres - tout entier est un hymne répercuté par le veld jusqu'aux frontières du pays. Sans qu'aucune mélodie régulière du flux et reflux d'un océan vienne troubler ce rythme. Le pays ne possède aucun accès à la mer.
Ailleurs, le balafon donne la cadence sur la gamme diatonique des fleuves.

Les cascades de la région de Banfora et les Pics de Sindou leur font échos, la savane chante en mesure, tandis que plane au-dessus de tout le pays une mélodie vaudou envoûtante.

vendredi 8 janvier 2016

DES REINES ET DES RUFFIANS

Un léger souffle dans la nuque, une voix dans mon oreille :
- Welcome to Yémen.
Je me retourne. 
Personne ! Ou plutôt si : une foule. 
La foule effervescente d’une salle de débarquement d’un aéroport, des hommes s'embrassent à grand renfort de Salamalek, des femmes réunissent des bagages : des cartons, des sacs colorés, des valises. Elles vont et viennent comme des ombres noires. 
Une foule et personne en particulier.
Welcome to Yémen !

Il était une fois…
Pour l’instant mon Yémen se réduit au grincement strident du carrousel à bagage. La chaleur lourde et poussiéreuse colle à la peau, l’odeur âcre de sueur et de tabac froid irrite les muqueuses. 
En mettant le pied sur le pays de droite, Rimbaud se posait la question : « Qu’est ce que je fais ici ? ».
Moi, non ! Je sais ce que je suis venu faire ici. Je ne connais pas encore le résultat de cette errance, par contre j’ai longuement arpenté le sentier qui débouche aujourd'hui à l’ombre des remparts de Sana’a, la capitale du pays.

Quand j’avais 4 ou 5 ans, ma mère me contait des histoires pour m’endormir. Etaient-ce ces histoires fabuleuses ou le son de sa voix durant ces moments privilégiés que j'adorais ? 
Elle, assise, sur le bord du lit et moi enfouie sous la couette, ne laissant dépasser que le bout de mon nez.
Une légende revenait régulièrement, car j'imagine que maman l'aimait plus que moi. 
Elle me racontait comment Salomon avait usé de ruses et de stratagèmes pour imposer la belle Reine de Sabah à son peuple. 
-       Pas aussi belle que toi maman !
-       Tu es un amour, Diego, toutes les femmes sont belles quand on les aime. Mais la reine de Sabah était d'une beauté qu'aucune autre femme au monde ne peut ou ne pourra atteindre…
Le petit garçon que j'étais, insistait : 
-       C'est toi la plus belle maman ! 
Elle rougissait dans la pénombre de ma chambre et reprenait l'histoire.

 lI était une fois, dans un pays mystérieux ourdi de montagnes et de déserts plus vastes que nulle part ailleurs, une reine. Cette femme, belle comme le jour et la nuit, belle comme les gouttes de pluie dans le désert, belle comme la lune ronde, dirigeait son royaume avec sérénité. 
D’une intelligence rare, elle avait de l'affection pour son peuple. En retour, ses sujets la vénéraient. Attentive au bien être de chacun, elle avait fait construire un barrage pour assurer des réserves d’eau aux portes du désert. Visionnaire, elle avait mis en place un programme de culture qui permettait à toute personne manger à sa faim. 
L’or, le sel, la myrrhe, l’encens étaient échangés dans sa cité et apportaient la prospérité de tous.
Les artistes, les poètes, les musiciens se pressaient aux portes de la capitale du royaume -  Marib. De leurs arts, ils enchantaient la vie des bourgeois dans les palais. Dans les rues, ils amusaient le peuple, les artisans et les agriculteurs. 
La vie au royaume de Sabah était douce.
Sa réputation s'étendait par-delà les mers et les océans, les montagnes et les déserts. Par-delà les plaines et les vallées du royaume, hors des frontières du pays, on glorifiait son nom. Son aura suscitait de l'admiration mais aussi – c'est malheureusement la nature humaine - de la jalousie.
Certains disaient que Sabah était une créature du diable. "On" racontait que derrière sa beauté se cachait un démon. D'autres arguaient qu’il était impossible de faire pousser quoi que ce soit dans ce pays. Impossible de garder de l'eau dans le désert. Inconcevable de combler tout un peuple… Autant de preuves irréfutables de l'œuvre d'une créature maléfique, le diable même… 
Plus encore, cette diablesse avait des sabots à la place des pieds. 

Pays de droite
Au cours d’un voyage au pays de droite  - c’est ainsi qu’on nommait le royaume de Sabah en ce temps-là. 
Le ton de la voix de ma mère changeait et je savais que je devais redoubler d'attention dans ces moments-là.
- Ces histoires sont aussi l'occasion de t'apprendre certaines choses qui te serviront plus tard. Murmurait-elle. 
On nommait donc cette contrée - le pays de droite car jadis personne ne connaissait la boussole et l'on ne parlait pas du pôle nord. La référence pour se déplacer était la course du soleil – de l'orient à l'occident. C'est l'étymologie du mot : orientation !
La traduction littérale de Yémen, le nom actuel du royaume de Sabah est "Le pays de Droite" – à droite de la trajectoire du soleil.
- Souviens-t-en Diégo. 
Une pause. 
Elle attendait que j'assimile ce qu'elle venait de me dire avant de reprendre le fil de l'histoire. 

Est :  n.m. inv. 1. L'un des quatre points cardinaux, situé du côté de l'horizon où le soleil se lève. SYN. : Orient. Abév. : E. 2. (Avec une majuscule.) Partie du globe terrestre ou ensemble des régions d'un pays, d'un continent situées vers ce point.


Au cours d'un voyage au pays de droite donc, le roi Salomon fut l'hôte de la reine. Subjugué par tant d’esprit et de beauté et de grâce. Impressionné par l'organisation sociale du royaume il tomba immédiatement amoureux de la femme comme de la reine. Malgré les protestations de ses conseillers, qui lui ressassaient que cette femme était un démon, l'assurant que son peuple ne verrait pas d’un bon œil une liaison avec cette créature, le roi Salomon suivit envers et contre tous le chemin de son cœur ! 
Aussi pour prouver au monde entier que la belle était une femme de chair et de sang, le roi fit construire un grand palais. 
Un parvis de marbre bleu en gardait l’entrée. Le marbre était si pur qu'il donnait l'illusion de devoir traverser un bassin d’eau claire et cristalline. 
La reine ne voulant pas mouiller sa robe cousue d’or, sertie de diamants, de rubis, la releva jusqu’aux genoux, dévoilant ainsi… ses pieds. 
Conseillés, détracteurs, opposant, ministres purent constater que cinq petits orteils terminaient le galbe parfait d'un coup de pied. L'ensemble était  surmonté d’une cheville fine et délicate. Point de sabots. La reine de Sabah était une femme… comme les autres ! 
L’histoire continuait…  
Des huppes transportaient des missives entre Jérusalem et le sud de l'Arabie. Une arche recueillait les tables de la loi. Elle passait d'un continent à l'autre. Un fils, roi d’Afrique et gardien de la sagesse humaine, faisait perdurer cette alliance de Jérusalem capitale du monde avec le berceau de l'humanité.

Je n’écoutais plus. 
Je pensais à ces mots qui chantaient… Le pays de droite !
Je n'avais aucune idée de l’endroit où se situait cette bande de terre. Ma mère décrivait  des montagnes et des déserts. Elle parlait de mers et d'océans. Elle discourait longuement à propos d'une kyrielle de petits chefs de tribus, tous plus fiers les uns que les autres, tous prêts à guerroyer pour un oui ou pour un non. 
Yémen ! Mais où diable se cachait ce pays que je ne trouvais pas sur notre globe terrestre ? 
Je dormais…

Reine n.f. (lat. regina). 1. Souveraine d’un royaume. 2. Femme d’un roi. 3. Femme qui domine, dirige, l’emporte en qqch. La reine de la soirée. 4. Ce qui domine, s’impose. La rose est la reine des fleurs. ◊ Fam. La petite reine : la bicyclette. 5. (En oppos.) Qui occupe la première place. L’épreuve reine des JO. 6. Femelle reproductrice, chez les insectes sociaux (abeilles, par ex.). 7. Pièce du jeu d’échecs ou carte représentant une dame.
Suis-je donc ici pour ça ? Des contes et des légendes qu’une mère racontait à son jeune enfant pour l’endormir.
Ou pour comprendre la place de la femme dans la société yéménite ? Aujourd’hui dans l'ombre, alors qu’elle était prépondérante dans l’ancien temps.
Assis dans le taxi qui se fraie un passage dans la circulation et les embouteillages pour me conduire de l'aéroport vers la ville, je ne vois que des femmes voilées de noir. J'aperçois des silhouettes furtives dévorées par les impasses étroites et s'engouffrer sous les poches des maisons.
La suite de mon voyage m’a montré un tout autre visage. Les femmes engagent la conversation avec les voyageurs, invitent l’étranger à boire le thé et à partager une galette. 
J'ai compris leur lutte : ne pas vouloir l’eau courante à la maison afin de  pouvoir continuer à se retrouver autour de la citerne communale. Et ainsi vilipender, entre elle, le machisme des hommes. 
J'ai partagé le qat avec des rigolotes, des bavardes, des croqueuses de vie… des reines. 
Toutes les femmes sont des reines disait ma mère. 


De Barcelone à Marib
Plus tard, mon arrière grand père se plaisait, comme toutes les personnes âgées arrivées à l’orée de leur vie, à me raconter, lui aussi, des histoires. À vrai dire c'est plutôt l’histoire de sa vie qu'il aimait soliloquer.  
La guerre d’Espagne revenait inlassablement sur le tapis. À Barcelone, mon grand père avait rencontré entre les tirs et les bombardements les grands hommes, Capa, Hemingway, Dos Pasos…
Une rancœur inexpliquée ou une admiration secrète le conduisait toujours à parler de Malraux.
- Malraux te noyait de parole, il savait tout sur tout, il était grossier. Son esprit
allait encore plus vite que le flot de ses discours au point de sortir de son corps par des tics et des rictus. 
Je n’écoutais que d’une oreille les préambules car je savais où il voulait en venir : 
- Diego, cet homme était un ruffian ! Il voulait piller le site de Marib – la ville perdue de la reine de Sabah au Yémen !
J’étais tout ouïe à ce moment-là.
Encore ce pays, encore ce mot envoutant comme le chant comme le chant des sirènes : le Yémen.
-       Il a bien faillit le faire le bougre, il avait trouvé un avion. Un pilote, Orniglion-Molinier, un autre ruffian. Tous les deux ont survolé les oueds et les plateaux. Le désert a bien protégé ses secrets et Malraux n’a rien vu, rien pris, rien ramené… Pas comme à Ankor, Diego… mais ça c’est une autre histoire. 

« Sur la croûte du désert s’étendait la courbe d’un immense poignard d’obsidienne fait de roche volcaniques, éclatant de facettes noires. C’était la vallée des Tombeaux que nous avions manqué la veille, la vallée des Adites où la légende enterre les rois sabéens : leurs tombeaux d’ardoise étincelait (…) 
André Malraux – Antimémoires.


J’adorais l’odeur des P4 que mon grand père fumait et je m’employais à rouler la cinquième cigarette en récupérant les quatre mégots sans lâcher mon attention de sa voix rocailleuse. Elle résonnait des vestiges d’un barrage qui permettait à tout un peuple de cultiver aux portes du désert. Des cendres d'une ville où les arts étaient fêtés. 
Mon grand père sortait alors une photo en noir et blanc. Sur la gélatine jaunie par le temps, on voyait des colonnes de sections carrées surgir du sable vers un ciel sans nuage. Des gamins de mon âge grimpaient entre les colonnes, jambes et bras écartés. Dans le flou de l’arrière-plan, au loin on devinait une petite colline et les ruines d’un village.
J’avais appris à placer le pays sur l’échiquier du monde.
- Aujourd’hui Diego, les bédouins gardent jalousement le site. Personne ne peut plus le visiter car ils pensent pouvoir découvrir le trésor de la Reine de Sabah.
- Comment as-tu eu cette photo Pépé ? Lui demandai-je pour rythmer la conversation car je connaissais la réponse pour l'avoir entendu des centaines de fois.
La photo avait été prise par un autre ruffian : Henry de Montfreid, trafiquant d'âmes et d'armes, que mon grand-père avait rencontré je ne sais où, je ne sais quand.

Ruffian ou Rufian n.m. (ital. Ruffiano, entre-metteur). 
Vx. Homme hardi et sans scrupule qui vit d’expédients ; aventurier.


Des Ruffians au Yémen il y en a eu… 
Honneur au premier de ces doux rêveurs cherchant fortune et gloire.

Rimbaud est venu s'échouer en Orient à la suite d’une « déconvenue » amoureuse. Plus de poésie, plus de vers, il s'engage dans l'armée, s'embarque dans la marine. Déserte en Indonésie. Arrive à Aden en 1880. Il devient contre-maître d'une plantation de café, trafiquant d’arme, explorateur pour la Société de Géographie…. Il traîne ses semelles de vent entre l'Ethiopie et le Yémen. 
Sa jambe droite enfle. Il rentre à Marseille. Il est amputé, ruiné. Il meurt.

Aden est un roc affreux, sans un seul brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne : on boit de l’eau distillée. La chaleur y est excessive. » 
Arthur Rimbaud Lettre à sa famille du 20 août 1880.
Je pense à lui en escaladant le volcan qui domine la ville et le port d’Aden. La légende voudrait que Noé y construisit son arche.
Encore une légende.
Qu’est-ce qui a séduit Rimbaud sur ces terres arides et surchauffées ? Est-ce le port altier de ces hommes fiers ? Le respect des coutumes traditionnelles en arborant une futah ceint de la jambia - le poignard traditionnel dont le manche est en corne de rhinocéros ? Est-ce l'espoir que tout peut recommencer ? 

Rimbaud, le poète de mon adolescence, s'est effacé vers d'autres lectures. 

En 1930, Joseph Kessel est envoyé en reportage au Yémen. L’hebdomadaire "Le Matin" lui commande une série d’articles. De ce reportage, le plus dispendieux de l’entre-deux-guerres, il ramènera 20 papiers sur le trafic des esclaves en mer Rouge. Articles qu’il ré-exploitera, l’année suivante sous forme de livre « Marchés d’esclaves ».
Il écrit ensuite « Fortune Carré » dont les héros sont son guide yéménite et… Henri de Monfreid.


Enfants aux bonnets éclatants, femmes voilées, bédouines aux cheveux sauvages, portefaix aux muscles magnifiques, pêcheurs à demi nu, cultivateurs, (…) Comment traduire cette révélation d’un Orient intact et qui se défend contre l’étranger aussi jalousement que ses femmes voilent leurs visages.
Joseph Kessel - Reportages Marchés d’esclaves



Fortune et Gloire 
Comme Rimbaud, Henri de Monfreid quitte la France pour des raisons obscures. Comme lui, il apprend l’Arabe. Il va plus loin, Montfreid se convertit à l’islam et devient : Abd al Haï « l’esclave du vivant ». 
Il construit un boutre et trafique entre les pas de la Corne de l'Afrique et le Yémen. Des perles, des armes, et du hashich sont transportés sur la mer Rouge, d'une rive à l'autre. Fortune ! 
C'est un ruffian dont la notoriété dépasse les rives de la mer Rouge. En 1933, il est contacté par Joseph Kessel pour l'éclairer dans les sombres méandres des trafics d'esclave. Les hommes deviennent amis. Sur ses conseils de Kessel, Monfreid s'adonne au journalisme et entreprend de faire publier les écrits de ses aventures. Henry de Monfreid – comme Rimbaud – pratique la photographie. 
Le cercle est bouclé, la roue tourne. 
Gloire ! 

« Mokha ! nom glorieux dont on honore le café comme d’un titre de noblesse, je la vois donc cette ville imposante » 
Henri de Monfreid – Les Secrets de la mer Rouge


Sur la route de Katmandou
Bien plus tard mon père m’a aussi raconté certaines histoires.
Étudiant en architecture à la fin des années 60, il entraîne ma mère à bord d’une Coccinelle sur la route de Katmandou. En passant le Bosphore, à peine en Asie, ils obliquent à droite. 
-       On racontait que les maisons-tours de Sana’a, la capitale, étaient des chefs d’œuvres. C’était vrai ! 
Avec ta mère, Diégo, on a randonnée dans le djebel Haraz. Des citadelles de pierres sèches. Un ingénieux système : les maisons mitoyennes les unes aux autres formaient un rempart défensif. Imagine Diego ce que nous avons vu aux confins du pays, au-delà du plus grand désert de sable du monde. Le Khub Al Khali, dépassait notre imagination et les bâtiments de Shibam l'entendement des architectes. Des maisons en pisée hautes de 5 étages ! Une vallée où les hommes collectaient encore l’encens et la myrrhe. Un  monde à l'origine des grandes caravanes.

Ce que ne raconte pas mon père, ce sont les difficultés qu'ils ont du surmonter pour rejoindre ce pays de bout du monde. Refoulés à la frontière jordano-saoudienne, ils ont fait demi-tour, traverser l'Arabie Saoudite en Coccinelle était tout simplement improbable. Ils ont donc, sillonné les plateaux rocailleux du Sinaï, longé le cordon vert du Nil, demandé à plusieurs reprises leur chemin au Soudan et en Ethiopie et finalement, comme Rimbaud, Monfreid et Kessel aborder le Yémen par la voie maritime.
À Djibouti, ils ont mis longtemps à trouver un bateau pour traverser le détroit de Bab el Mandeb - La Porte des Lamentations. Après un mois d’attente ils ont pu débarquer tous les trois : ma mère, mon père, et la Coccinelle comme tous les autres à Aden. 

Deux ans plus tard, ils sont revenus en France sans jamais avoir vu Katmandou.
Mon père a eu sa thèse avec mention. Ma mère militait pour la libération de la femme. La Coccinelle a été revendue.

J’ai tout lu… "Fortune Carré", "Les Aventures en mer Rouge" et bien d'autres livres, espérant trouver entre les lignes les raisons pour lesquelles le pays attirait ces hommes. Je n’y ai vu que des descriptions de terre dévastées, de troubles politiques entre les tribus, de luttes d’influences, d’ingérences de  gouvernements étrangers… rien de plus.

Puis… je suis tombé sur un reportage de Romain Gary. 
Encore un ruffian !  
Il avait été envoyé par le journal "France Soir" au Yémen. J’ai compris grâce à lui que ce qui fait la richesse du pays. Ce ne sont pas que les paysages, ni le qat, ni les cultures de café en terrasse mais les hommes… le peuple yéménite.

"Les trésors que j'ai ramenés de là-bas sont immatériels et, lorsque la plume ne s'en saisit pas, ils disparaissent à jamais. Le romancier que je suis, amoureux de ces diamants éphémères, parfois très purs, parfois noirs, mais toujours uniques et bouleversants dans leur mystérieux éclat, est parti à leur recherche vers cette mine de richesse et de pauvreté inépuisable que l'on appelait jadis l'âme humaine…"
Romain Gary – Les trésors de la mer Rouge


Actions 
Alors n’y tenant plus j’y suis allé à mon tour.
J’ai vu les ruines de l'ancien royaume de Sabah et j’ai pensé à ma mère, mon grand père et Malraux. 
J’ai dormi et j’ai mangé dans les maisons-tours de Sana’a, de Manakha et de Shibam. Et j’ai pris des photos des nouveaux remparts de la capitale pour mon père.
J’ai qaté avec des chefs de tribus et des agriculteurs, traversé le désert, bu de l’eau croupie. Baignant dans ma sueur sur une paillasse eu une longue discussion avec Kessel. 
J’ai longé la côte de la mer Rouge, visité une myriade d’îlots déserts en imaginant, dans ces criques, Henry de Montfreid mouiller son boutre.
Comme Rimbaud, j’ai gravi le volcan qui surplombe Aden et « les points dans mes poches percées » admiré l’Afrique.

J’ai rencontré des hommes et des femmes heureux. 
J'ai entendu les rires des enfants résonner dans les rues le long des vitraux polychromes. 
J'ai écouté des murmures derrières les moucharabiehs des hautes façades. 
J’ai croisé des reines, des femmes étirant la nuque sous des bidons d’eau, ou des paniers de légumes. 
J'ai marchandé ma botte de qat dans les souks colorés et animés. 
J’ai cheminé avec des hommes, Kalachnikof en bandoulière, sur les sentiers escarpés de montagne. 
J’ai soupesé la densité de la corne de rhinocéros d'un manche de jambia, le poignard que les hommes portent fièrement à la ceinture. 
J'ai bu le kawa, la décoction d'écorce de graine de café - la vraie graine étant toujours réservée à l'exportation. 
J'ai partagé une galette de semoule pour tout repas. Je me suis repu de papayes, de bananes et de pastèques dans la fraîcheur des jardinets irrigués par l'eau pure des wadi. 
J'ai passé des après-midi entières à philosopher sur le monde en buvant du thé assis dans les mafraj. 

Partout des hommes fiers m'ont scruté avant de m'ouvrir leurs portes, sondant les intentions de l'étranger avant de lui donner asile. J’ai demandé mon chemin dans le langage universelle : celui des yeux, du sourire et des mains. J’ai fait des parties endiablées de football dans la poussière et la lumière du soir. 
Partout de la Tihama à l'Hadramaout, des montagnes de l’Haraz à la mer Rouge, des sables du désert du Khub al Khali à l'océan Indien… on m'a réservé le même accueil. 

Partout les premiers mots échangés ont été : Welcome to Yémen ! 



samedi 2 janvier 2016

MURMURES SUR LES MURS

C’était il y a 6 000 ou 7 000 ans, voire plus. Je ne me souviens pas exactement. Le temps passe si vite. Et puis, j’ai un peu perdu le compte des saisons ces derniers siècles. En revanche, je me souviens parfaitement de la douceur et la précision de ses gestes, de son application à bien faire. Quand je pense à l’instant où il a souligné mes seins et la courbe de mes reins avec application, j’en frissonne encore, c’était très sensuel. La tête, le corps, les jambes… Il dessinait bien, et j’aimais quand il prenait un peu de distance pour m’admirer.

Il m’a offert beaucoup de bijoux. Un collier, des bracelets qui montent jusqu’aux coudes et même aux chevilles.
Le peintre n’a rien oublié. Les boutons sur mon pagne, un sac à main pour ramasser les baies… C’est dans ma coiffure qu’il s’est le plus appliqué, mes tresses forment une auréole constellée de perles. Il a souligné délicatement mes yeux d’un trait de charbon, le noir rehausse la finesse de mon visage. Il a utilisé toute la palette de couleurs à sa disposition, le rouge, le blanc, les ocres – du jaune à l’orange. Le mouvement qu’il m’a donné est figé sur la roche, mais donne la parfaite illusion d’un élan vers la droite. Ma tunique s’envole sous le souffle d’une petite brise, c’est très agréable d’être belle.

Il m’a donné un gentil mari. Nous sommes habillés de la même manière. Son pagne flotte sous l’effet de la même brise de printemps. Nous formons un beau couple. Le peintre s’est repris à plusieurs fois pour tracer les contours  de son buste, car la roche à cet endroit présente un petit renflement. Cela donne du relief à son corps. Maintenant il est beau et fort, avec les boutons blancs de part et d’autre du torse. Sa coiffure est plus sobre que la mienne. Il n’a pas de collier, mais il a tout de même des bracelets sur les deux avant-bras. Je suis contente du résultat. C’est un bel homme. Je regrette simplement qu’il soit devant moi. J’ai toujours l’impression qu’il va partir ou qu’il s’enfuit. Je le précède sans jamais pouvoir le rattraper. J’aimerais qu’il me prenne dans ses bras de temps en temps.

Plus tard, nous avons eu un enfant – un fils. Sur le mur, je suis entre mon fils et mon mari. Un œil sur mon enfant qui découvre la vie avec insouciance et légèreté et mes bras tendus vers mon mari comme pour lui signifier de nous attendre un peu et de ne pas marcher aussi vite. Notre fils trottine plus qu’il ne marche. Il est amusant avec ses jambes frêles, et je l’aime car il est à l’image de l’enfant du peintre. Heureusement qu’il ne m’a pas donné un bébé car je ne sais pas si j’aurais eu la force et le courage de le porter toutes ces années.

Pour nous peindre, l’homme a pilé les différents minéraux et matières. Il a broyé sur une pierre plate de l’hématite pour obtenir la couleur rouge. Il a brûlé des ossements pour avoir du noir quand il ne trouvait pas de manganèse. En écrasant de l’argile il obtenait toutes les nuances de la palette des ocres : du jaune à l’orangé. Pour le blanc, il réduisait des os en poudre.
Il mélangeait les poudres avec de la graisse, de l’eau, sa salive et parfois son propre sang ou de l’urine pour créer une pâte gluante. Cette « peinture », il l’appliquait directement avec ses doigts sur la roche. Il utilisait un stylet de bois, pour les petits détails. Ce n’est que plus tard qu’il a inventé le pinceau en liant une touffe de poils d’un bubale au bout d’une brindille.
Pour obtenir la couleur désirée, le peindre chauffait parfois le mélange. Il prenait son temps pour la préparation. Chacun de ses gestes était mesuré et appliqué.

Le peintre était un homme  étrange. Il vivait avec sa famille, là-bas, à droite, au fond de notre petit cirque rocheux. Il avait aménagé une petite grotte confortable avec des peaux de bête, et le foyer fumait à toute heure du jour et de la nuit. Quand il faisait très froid, je voyais son ombre se lever dans la nuit pour ajouter une bûche dans le feu. En été, sa famille jouissait de l’ombre dispensée par un cyprès qui n’existe plus aujourd’hui. Une outre de peau pendait à une des branches pour garder l’eau fraîche.
Il restait là une grande partie de la journée à dessiner et à peindre. Le reste du temps, il se promenait et observait la nature. Il pouvait rester immobile des journées entières devant une procession de fourmis ou à observer un serpent. Je l’ai vu complètement ébahi devant une éclipse de soleil. Il se grattait souvent la tête. Ses cheveux étaient comme les cendres d’un feu. Longtemps, ils sont restés aussi noirs que le charbon. Un jour, ils sont devenus aussi blancs qu’un foyer abandonné.
Il a peint sur toutes les parois autour de ma petite famille. Des animaux surtout : à droite, il s’est appliqué à reproduire chaque strie des énormes cornes d’un bubale. Au fond du cirque, il a dessiné un troupeau d’éléphants et à gauche des girafes. C’est très réaliste, dit-on, même si aujourd’hui plus aucun de ces animaux n’existe ici, sur le plateau du tassili des Ajjers. Je regrette qu’il nous ait affublé dernièrement d’un étrange mouton. Je pense qu’il a laissé parler son art de la peinture au détriment de la représentation réaliste… C’est somme toute assez original.
Beaucoup de gens venaient voir mon peintre travailler. Certains restaient de longs moments devant nous sans rien dire, d’autres, inévitablement, donnaient leur avis. Les hommes appréciaient surtout les représentations de couples dans leur intimité au fond de la grotte. Les femmes n’étaient pas en reste, si elles minaudaient en gloussant dans leur main, elles considéraient les positions des corps comme très justes.

Depuis plus de 5 000 ans, j’en ai vu passer du monde. On ne fait pas partie des grandes fresques de Jabbaren et de Séfar, mais notre petit cirque rocheux est très confortable. D’autres hommes sont venus s’essayer à l’art de la peinture, reproduisant les mêmes gestes que mon peintre pour broyer les minéraux et préparer les peintures. Il y en a même qui ont osé peindre sur notre rocher ! Tous ont voulu développer leur propre style, mais aucun n’avait le talent de mon peintre. Même si je dois avouer que j’aime bien les scènes de danse des Têtes plates et qu’ils me divertissent dans leur ronde figée, à jamais suspendue.

Nous étions une vraie petite communauté, nous nous parlions, nous nous interpellions. Qu’est-ce qu’on a pu rigoler…
Certains d’entre nous ont vieilli rapidement à cause du soleil qui les léchait tous les jours. Dire qu’au début, ils se moquaient de nous au fond de la grotte parce que  nous voyons la lumière du soleil sans jamais sentir les rayons sur nos corps… Ils ont disparu, effacés à jamais. C’est terrible, je ne compte plus les amies mortes sous les rayons des soleils, et je m’ennuie un peu depuis que la dame au sac a été complètement lessivée avec les derniers orages. La pauvre était sous une cascade.
Ces places vides témoignent de la mort de mes anciens compagnons. Moi-même, je ne me sens pas en pleine forme, je me délite peu à peu, surtout après le passage des hommes en blanc. Ils nous ont mesurés, nous ont pris en photo avec de grosses lampes. Chaque éclair accélère notre disparition. Le pire, c’est l’huile dont ils nous ont enduit pour souligner les couleurs sur les photos. Un homme a même osé prélever un échantillon de peinture sur ma robe, soi-disant pour me dater très précisément. Mais ce n’est pas pour moi que je m’inquiète, c’est pour mon fils, il est si jeune…

Aujourd’hui, des groupes de randonneurs viennent nous rendre visite. Ils sont accompagnés par des guides qui tentent d’expliquer ce que nous sommes censés représenter dans la société préhistorique. Rite, religion, chamanisme… dualité de la femme et de l’homme…
L’art pariétal n’est pas de l’art osent-ils dire !
Ce qui me choque, c’est que personne ne reconnaît le talent de notre créateur. Mon peintre était le meilleur de tous, un véritable artiste qui savait transcender la réalité, n’est-ce pas ce qu’il a fait en peignant notre mouton ? nos coiffures et nos bijoux ?
Ces guides racontent qu’aujourd’hui il ne reste que 230 cyprès sur le plateau.
Dans notre jeunesse, personne ne comptait les arbres, il y en avait partout. Au fil du temps, la végétation et le climat ont bien changé. Il fait de plus en plus chaud aujourd’hui, et il y a moins de plantes sur le plateau. Je le sais, car je vois passer de vieux Touaregs à la recherche de plantes médicinales.
La faune aussi a bien diminué, j’ai connu des girafes, des rhinocéros, des grands troupeaux de bœufs, certaines peintures comme sur le site de Jabbaren – plus loin sur le plateau – en témoignent, mais aujourd’hui plus rien… qu’un petit fennec ou une gerboise de temps en temps, même les hyènes ne courent plus dans les tassilis.

J’ai appris par les guides touristiques  que le tassili des Ajjers est réputé mondialement pour ses 15 000 peintures et gravures rupestres recensées. Le site est inscrit au patrimoine de l’humanité depuis 1982.

Voilà, le dernier groupe de randonneurs de la saison s’éloigne. Nous allons retrouver la tranquillité de notre tassili, le chant du vent dans les tours de grès, la symphonie des gouttes d’eau qui s’écrasent au sol en plop plop…
Je devine que malgré les recommandations, celui qui s’appelle Claude va attendre un peu pour être hors de vue et nous prendre en photo au flash trois ou quatre fois, et même nous toucher, accélérant encore un peu plus notre mort inéluctable. Ces humains ne vivent pas longtemps comparés à nous, et peut-être avons-nous fait notre temps aussi… qui sait ?






vendredi 1 janvier 2016