jeudi 25 février 2016

Le soufre du Kawa Ijen : le salaire de la sueur

Pieds nus dans des bottes en caoutchouc, une cigarette de tabac brun fume à ses lèvres, ses paniers vides se balancent aux extrémités d’une palanche posée négligemment en équilibre sur son épaule. J’aperçois sur ses trapèzes saillants des cals de corne formés au fil des portages par le frottement de la tige de bambou. Il a 23 ans et parle un anglais haché, peu importe, nul besoin de grand discours pour se comprendre.




Cet homme avec lequel je marche au lever du jour s’appelle Basuki :  il est porteur dans la mine de soufre du Kawa Ijen, volcan d’Indonésie situé à l’extrême Est de l’île de Java.

 Cratère vert
En sortant de la forêt, nous arrivons sur la lèvre du cratère et je découvre un lac vert émeraude en son sein. En indonésien, Kawah veut dire cratère et Ijen, vert. Il porte indubitablement bien son nom.
À mi-pente du cratère, une brume nous enveloppe, ambiance de film fantastique, lorsque le héros découvre l’antre du dragon. Le nuage draine une odeur pestilentielle d’œufs pourris ! Correction, c’est la gueule du dragon !
                                                                                                        
Ma gorge est en feu, mille aiguilles transpercent mes poumons à chaque respiration. Une toux réflexe m’oblige à m’arrêter un instant. Nous croisons déjà les premiers porteurs qui remontent du fond du cratère. Ils grimpent le sentier abrupt au rythme cadencé de la palanche. Leurs paniers remplis de blocs de soufre.
Ils nous saluent et arborent ce fier sourire qu’ont les hommes qui travaillent durement, mais justement. Avec des charges pouvant atteindre 100 kilos, ils sont considérés comme les hommes forts de l'île de Java.
Considérés et enviés.

Pour quelques dollars de plus ! 
« Porter de telles charges, dans les vapeurs toxiques du cratère est très difficile, mais cela nous rapporte 4 à 5 dollars par jour. C’est ce que gagne un fonctionnaire à Jakarta la capitale. Alors, on fait ce travail tant que nous pouvons, me confie Basuki. Le plus jeune d’entre nous a 17 ans à peine, le plus vieux a dans les 35 ans. »

Nous arrivons au fond du cratère sur les rives du lac. Inquiet, je regarde à la surface les bulles d’acide chlorhydrique et sulfurique. Elles enflent et grossissent jusqu’à exploser dans un  « blop » étouffé. Arythmie d’un cœur qui bat. Le cœur du dragon.
Sur la berge sud-ouest, des solfatares exhalent des vapeurs toxiques qui remontent sur les flancs du cratère en déposant une pellicule jaunâtre sur les veines de roche écarlate et noire.
Certaines bouches sont canalisées par des tuyaux métalliques qui permettent leur condensation en soufre liquide. Gazeux à plus de 400 °C, le soufre orange vif s’écoule à plus de 150 °C à l’extrémité des tubes. En se refroidissant, il se cristallise en plaques et prend alors la couleur jaune. Les plaques sont ensuite débitées à la barre à mine, et chaque homme remplit ses paniers du sang du dragon.

En guise de protection contre la chaleur harassante, les mineurs portent des T-shirts à manches longues et mettent un foulard humide sur leur visage pour filtrer les vapeurs toxiques. On est bien loin des combinaisons en amiante et des masques à gaz des volcanologues.

Huit à dix tonnes de soufre sont extraites chaque jour du volcan par ces hommes. Ce chiffre suffit à peine à couvrir les besoins du pays.
La soufrière du Kawa Ijen appartient à la République d'Indonésie. Elle est exploitée par une société privée indonésienne, la PT. Candi Ngrimby Company. Il s'agit en fait d’un « leasing » longue durée, le gouvernement loue l’exploitation à une société privée pour une durée de 30 à 40 ans.
On retrouve d’ailleurs ce montage financier dans tous le pays ; pour les mines de cuivre et d'or en Papouasie et à Sumbawa par exemple, ou encore pour les forages pétroliers d'Aceh.

Le directeur de la mine  est catégorique. Pour des questions de rentabilité : il faut moderniser. Depuis dix ans, les projets les plus ambitieux ont fait l’objet de rapports et de mémos. On a parlé de route, de téléphérique, de train… À chaque fois, ils ont avorté. Dès qu’une tentative de mécanisation pointe le nez, les porteurs se mettent en grève assez violemment et promettent de détruire toutes les infrastructures, obligeant les cols blancs à mettre leurs projets au placard.

 « Actuellement nous sommes une centaine de mineurs à descendre dans la mine. Une mécanisation en ferait travailler une dizaine au maximum, et des gars qualifiés en plus.... Pas les villageois de Licin, alors forcément nous nous y opposons. La mine, c'est toute notre vie. Ce travail est notre fierté. Voilà tout ! » M’explique Basuki.

 Marché noir
Il y a 300 mètres de dénivelée pour sortir du cratère, puis à l’amorce de la descente du volcan, la charge est pesée une première fois, l’occasion d’une halte. Ensuite, ce sont 5 km de descente dans la forêt tropicale humide sur des sentiers glissants pour rejoindre le hangar de stockage où une seconde pesée est effectuée. Le porteur reçoit un reçu pour se faire payer plus tard après vérification des deux relevés. Cette procédure évite les vols et le marché noir. En effet, la PT. Candi Ngrimby Company revend le kilo de soufre sur le marché au prix de 20 dollars : soit quatre à cinq fois ce que gagne un porteur.

« Nous savons qu’ “ils” se font de l’argent sur notre dos, me dit Basuki, non sans humour, mais que veux-tu ? C’est comme ça on ne se plaint pas, c’est notre travail. Même si c’est dur on ne le lâchera pas, on gagne bien notre vie. En tout cas, nous gagnons beaucoup plus ici que dans les rizières. »

J’ai accompagné Basuki lors de son deuxième portage de la journée. Malgré ses poumons brûlés par les vapeurs toxiques, nous avons partagé des cigarettes à toutes les pauses. Il m’a parlé de son projet de monter une paillote non loin du hangar de stockage.
Une petite boutique où les touristes pourraient se désaltérer et manger quelque chose après leur randonnée dans le cratère.
« Tu comprends, nous en avons parlé avec ma femme, je ne pourrai pas porter tout le temps, je tousse déjà beaucoup le matin. L’exploitation de la mine attire les curieux. C’est un atour pour le tourisme. J’ai donc acheté le terrain en économisant une partie de l’argent de mes portages et ma femme construit en ce moment notre maison d’hôtes : La paillote du Dragon.

vendredi 12 février 2016

UNE PHOTO



Atterrissage - aéroport de Khartoum - 16h35 - jeudi - désarmement des toboggans.

Il y a longtemps, j’ai pris cette habitude : coucher sur les pages d’un carnet de moleskine, informations et impressions. En voilà un nouveau, première page, premiers mots…
L’avion s’immobilise. Avec les moteurs, la climatisation s’arrête ; immédiatement la chaleur dans la carlingue en aluminium devient suffocante.
Quelques militaires armés, débraillés et somnolents, encadrent le flot des passagers sur le tarmac brûlant. Il manque le a de aéroport et le h de Khartoum est posé de travers sur l’enseigne bleue qui se détache dans le ciel. L’impression de traverser un champ de braises ; des volutes de chaleur émanent du goudron, alors que le soleil est déjà très bas sur l’horizon.

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United Nation High Commissioner Refugee ! C’est marqué en bleu sur la tente, en gros. Je sais lire, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. J’aime bien le dessin des mains qui protègent un enfant.
Il fait chaud. Sous la tente, il fait encore plus chaud. On ne sait pas comment se mettre. Il y a de la poussière, c’est irrespirable. Je tousse tout le temps. Les Blancs me soignent pour ça. Ces Blancs s’occupent bien du camp. Ils organisent la distribution de la nourriture, certains sont docteurs, d’autres nous aident à retrouver les membres de nos familles… ou au moins ils prennent le temps d’écouter notre histoire. Depuis que je suis là, personne autour de moi n’a retrouvé qui que ce soit. Les Blancs vont, viennent, ils s’agitent beaucoup. Sous le soleil, leur figure devient aussi rouge que la croix qu’ils portent sur leur T-Shirt. Quand Selam me l’a fait remarquer, ça m’a fait sourire.

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File d’attente - contrôle de police - passeport - visa - permis de voyager - contrôle de douane - déclaration des appareils photos - carrousel à bagages.

Loin de l’Afrique des épices, des souks, des safaris-photos, des plages désertes, des artisans, des rires… Ici, à part le tapis roulant qui grince comme la craie sur les tableaux noirs de mon enfance, il règne un silence de plomb et une tension presque palpable. Crasse et poisse… les néons sont constellés de chiures de mouches. Et l’odeur ! Un mélange âcre de sueur, poussière, tabac froid et peur.

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J’ai eu enfin mes papiers aujourd’hui. Ces papiers, c’est mon histoire. Ils expliquent d’où je viens, ils disent quand je suis arrivée ici. Je les ai là, tout contre moi, dans mon sac sous ma robe. Je dois les monter tous les mois. Une infirmière m’a dit que j’avais de la chance : je suis dans le camp. Tous les jours, il y a d’autres personnes qui arrivent et qui attendent une place dans le camp. De la chance… Comme toutes les femmes ici, j’ai fui ma terre. Les hommes se sont fait assassiner, tués à coups de machette. Ils voulaient juste protéger nos champs, nos troupeaux. Dans mes rêves, j’entends encore les cris, les hurlements, les pleurs. Je vois du sang, beaucoup de sang, je peux encore sentir l’odeur des maisons qui brûlent.

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Conflit - 200 000 morts - 1,85 million personnes déplacées - 230 000 réfugiés au Tchad - Fours - Arabes - guerre - pétrole - Chinois - génocide.

Le soir, j’ai rencontré le correspondant du journal à l’hôtel. Un type bien et efficace. Il m’a fait un topo complet sur la situation au Darfour, devant un verre de vin d’Afrique du Sud. Maintenant, je comprends mieux la chronologie. J’intègre les tensions ethniques entre les Arabes et les Noirs sur fond de sécheresse et de désertification. J’entrevois avec horreur les trafics d’armes et les expériences médicales.
Il m’a dressé le tableau d’un pays en guerre ; encore un ! Photographe de guerre... Cela fait dix-sept ans que je couvre les conflits aux quatre coins du monde. « L’humanité devra mettre un terme à la guerre, ou la guerre mettra un terme à l’humanité » disait J.F.K.

Nous avons terminé notre verre sur l’horaire du rendez-vous avec la voiture : 7 heures, le lendemain matin, direction le camp de réfugiés de El Geneïna, à la frontière tchadienne.
Je suis monté dans ma chambre pour prendre une douche et essayer de dormir un peu. Il y avait des cafards dans la baignoire, je les ai pris avec un mouchoir en papier et mis dehors, sur le balcon.

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Partir… Partir, pour aller où ?
Ici, il y a une école pour mon fils. Moi aussi je vais à l’école, j’apprends à lire et à écrire. Alem est le seul de mes quatre enfants que j’ai pu sauver avec mes bijoux et une casserole. Finalement la casserole, je n’en ai pas besoin, les Blancs m’en ont donné une quand je suis arrivée, il y a trois ans. J’ai eu aussi des couvertures et un bidon en plastique rouge pour l’eau.
On nous distribue de la nourriture toutes les semaines, du riz, de l’huile et de la farine. Il y a plusieurs puits et ils en creusent encore un.
Les docteurs nous ont vaccinés plusieurs fois, ils disent que c’est pour le bien de tout le monde, que c’est pour prévenir les épidémies.

Allez où ? Là-bas sur les pentes du volcan, je n’ai plus de famille, plus de maison. Je n’ai plus de terre. Alors ici, c’est un peu comme mon nouveau village. Pourtant dehors, les gens nous voient d’un mauvais œil. Ils disent qu’on prend tout leur bois et que bientôt ils n’en auront plus pour faire la cuisine. J’arrive quand même à leur vendre des tissus que je fais avec les sacs de riz.

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4x4 - chaos - poussière - pistes - siège défoncé - chaleur - papiers - autorisations - badge - déclaration - re-autorisation - entrez ! - merci.

Au loin, dans les brumes de chaleur, les barrières en fil de fer barbelé scintillent sous le soleil. Le portail est gardé par des soldats armés. À l’intérieur du camp, la vie grouille. Les enfants jouent au foot avec un ballon crevé. Les femmes vont et reviennent du puits avec d’énormes jerricans multicolores en chantonnant doucement. Elles vaquent à leurs occupations. Quelques hommes sont là, discrets, assis au fond des tentes.
En passant devant les toilettes, un haut-le-cœur ! Pas tant pour l’odeur mais surtout à cause des mouches… des milliers de mouches.
J’ai rendez-vous avec le médecin-chef pour la visite du camp. Mes doigts caressent le Leica au fond de ma poche. J’aime son contact. J’aime encore plus le caler entre mon nez et mon arcade.... J’aime son objectif fixe de 35 mm qui oblige le photographe à s’impliquer dans ses photos. Capa disait : « Si la photo n’est pas bonne, c’est que vous n’êtes pas assez près ». Je ne prendrai donc pas de photo aujourd’hui. D’abord regarder, observer, comprendre, s’imprégner…
Le docteur m’explique l’organisation du camp. La distribution hebdomadaire de la nourriture, le forage d’un nouveau puits, l’attribution des tentes…

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Les autres passent très vite sans parler, filment et prennent des photos sans rien demander, et s’en retournent tout aussi vite dans la même journée. Lui, il est là depuis trois jours. Il mange le même riz que nous. Il dort ici dans le camp. Il passe la nuit dehors et repose son matelas dans le bureau du docteur tous les matins. Il parle avec tout le monde. Il écoute beaucoup plus qu’il ne pose de question. Hier, il a joué au ballon avec les enfants. Les enfants rigolaient tant et plus. Tout le monde est venu le voir. Il y avait des sourires sur les visages. Il a ensuite fait des photos des enfants et des gens qui voulaient bien, et presque tout le monde voulait…
C’était la première fois qu’il prenait des personnes. Jusqu’à présent, il n’avait photographié que des objets : les tentes, une casserole sur un feu de bois, les jerricans multicolores qui attendent d’être remplis au puits… Une fois, je l’ai surpris à plat ventre dans la poussière, il photographiait une tong qui traînait.

Ce matin, surprise, il a distribué les photos. Je ne sais pas comment il a fait. D’habitude les autres reporters disent qu’ils vont les envoyer, les faire parvenir, mais personne ne reçoit jamais rien…
Moi aussi je veux avoir ma photo.

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Noir et blanc - clair obscure - ouverture maximum.

Elle s’appelle Lielit, elle sent le savon, elle est sublime. Elle capte la lumière comme aucune autre. Elle est venue me demander de la prendre en photo. Je l’ai fait poser devant sa tente. Elle a un port de reine ; assise sur le bidon, elle est magnifique. Je ne sais pas combien de clichés j’ai pris, ni combien de temps cela a duré. Je commençais à remballer mon matériel quand son petit garçon est venu se blottir dans ses bras. Instant de tendresse intense et immense, dans la lumière rasante du soleil couchant. J’ai appuyé sur le déclencheur. Pas la peine de vérifier, je sais que cette photo est exceptionnelle. Ce que j’ai capté, c’est le regard d’une mère sur son enfant. 

Cela fait plus de dix jours que je suis là. Je dois maintenant partir. Quitter ces femmes, ces gens qui, malgré tout, vivent ici. J’ai assez de matière pour une série d’articles. Rester plus longtemps ? Partagez encore la vie de ces femmes ? Oui, ce serait possible… mais je suis plus utile en faisant simplement mon travail : rapporter mon témoignage en Europe. Alors ce matin, je vais dire au revoir à tout le monde et partir…
Mais je sais qu’un jour je reviendrai au camp de El Geneïna

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Selam = paix
Alem = La terre
Lielit = princesse 

lundi 8 février 2016

Le chemin de l’inspiration passe par Petra

Après deux ans de stérilité littéraire, c’est dans le désert jordanien que l’auteur d’Hercule Poirot retrouve l’inspiration qui l’avait quittée. Retour sur ces traces prolifiques où se sont mêlés passions et doutes.

Le cliquetis nerveux de la mécanique Remington rebondit en échos multiples sur les falaises de grès rouge des canyons de Pétra. Alors que les archéologues se reposent pendant les heures les plus chaudes de la journée, les pensées d’Agatha Christie s’agitent sur les touches de sa machine à écrire. Il y a deux ans déjà qu’elle a annoncé à son éditeur « a Christie for Christmas ». Mais depuis, l’inspiration est en panne. Jusqu’à cet été 1937 dans la moiteur épaisse du désert jordanien. La nabatéenne souffle à son oreille comme une muse. Deux titres devenus cultes sortiront de ce séjour : « Rendez-vous avec la mort » et « Mort sur le Nil ».
Petra porte un nom minéral. Tout n’y est que roche, bloc, caillou et sable… Par défis, les Nabatéens y avaient imaginé un système unique d’adduction d’eau pour irriguer un immense caravansérail sur les routes commerciales. Dans l’entre-deux guerre, l’équipe d’archéologues dirigée par Max Mallowan a découvert des vestiges de citernes sur les hauteurs du canyon et bien plus loin dans le désert. La ville était lovée dans un labyrinthe de roche dont on se transmettait le plan de bouches à oreilles de caravaniers. On faisait ici le négoce des richesses du sud de l’Arabie heureuse : myrrhe et encens qui s’échangeaient contre les soieries et épices d’Orient, les pierres et bois précieux de l’Afrique Noire. Petra était riche et puissante. C’était une place forte du commerce et des affaires décidant jusqu’au cours de l’once d’or. La découverte des routes maritimes, plus rapides, changea le centre de gravité de ce monde et l’oasis fut recouverte.
Dans la campagne de fouilles qu’elle escorte avec son jeune époux passionné d’archéologie, Agatha Christie organise l’intendance, réalise les prises de vue avec son Leica, numérote, inventorie, annote. Elle utilise parfois son pinceau à fard pour parfaire le nettoyage d’une petite céramique… Pendant les heures les plus chaudes, alors que tout le monde fait la sieste, elle écrit sans relâches : au cours d’une excursion touristique dans le site de Petra, une vieille femme acariâtre et tyrannique est retrouvée assassinée et tous les protagonistes de l’histoire ont une excellente raison de la tuer. Le scénario est simple et efficace. Le décor donne toute sa dimension à l’histoire.

Décor en berne
Depuis quelques jours, le cliquetis de la Remington habituellement si fluide, est nerveux et haché. Agatha bute sur un détail. Elle cherche dans ce labyrinthe le meilleur endroit pour mettre en scène la découverte macabre. Alors depuis une semaine, quand le soleil décline pour laisse exploser les couleurs moirées du grès, l’écrivain arpente méticuleusement l’ancienne oasis. Le mécontentement s’installe. Hier encore, elle est revenue bredouille de son exploration n’ayant découvert qu’un petit canyon qui débouche derrière l’ancien barrage à hauteur du grand siq.
C’est l’entrée principale du site qui s’ouvre sur le Kazneh – le trésor – par un canyon étroit. En fermant les yeux, on peut y imaginer la vieille Mme Boynton dans un numéro de mégère. Trop théâtral. Il faut à Agatha Christie un décor simple, facile à décrire et qui s’efface derrière son récit.
Un autre lieu parfait idéal : le Monastère El Deïr mieux proportionné que sa voisine sculptée dans le grès rouge. Le promontoire rocheux s’élevant à l’opposé du parvis serait idéal car il est creusé naturellement d’une petite grotte. Mais pour y parvenir, il faut remonter un vallon, le wadi Kharareeb, éloigné du centre de la cité. Trop loin pour l’empâté Hercule Poirot …
La place du sacrifice alors ? Elle domine le canyon. La vieille dame pourrait reposer au pied de l’obélisque, ou mieux, sur l’autel taillé dans la roche…. Trop haut. Les tombes royales ? Laquelle choisir : la façade colorée de la Tombe de la Soie, ou celle très érodée de la Tombe Corinthienne ? Une chose est sûre, ce ne sera pas dans l’ancien théâtre romain…

Rêveries fécondes 
Impossible de se décider. L’énervement gagne. La reine du polar s’étire et se résout à une pause. Tout est en désordre sur sa table. Ses propres photographies et ses croquis du site se mêlent aux reproductions des anciennes lithographies de David Roberts. Il faudrait ranger tout cela, mais il fait chaud, très chaud. Il est à peine 15heures, le thé ne sera servi que dans deux heures. Elle délasse ses bottines, s’évente et se laisse aller à la rêverie. Il est loin le temps de sa jeunesse. Elle rêvait alors de d’être chanteuse. Exit le temps de son premier mariage avec Archibald de la Royal Flying Corps. Finies les tromperies, les déprimes, les amnésies. Il y a eu ce pari avec sa sœur sans lequel elle n’aurait jamais écrit son premier roman policier, « Une mystérieuse affaire de style ». Le premier d’une longue série. Il y a les poèmes de cet étrange personnage, Adlous Huxley, qu’elle espère un jour rencontrer. Il y a Max, dont elle est follement amoureuse. Elle bénit le jour où ce couple d’archéologues, Léonard et Katherine Wooley, l’a invitée à Bagdad. C’est là-bas, à l’occasion d’une réception mondaine, qu’elle a rencontré Max. Le coup de foudre fut réciproque. Il est de 15 ans son cadet, mais qu’importe ! Quand, dans les soirées bourgeoises on évoque insidieusement de cet écart, elle a une réponse toute trouvée : « Épousez un archéologue : plus vous vieillissez, plus il vous aime ! »

Le temps passe et le livre n’avance pas. Agatha se lève et arpente la tente de long en large. « Je suis sortie de la tente pour me dégourdir et réfléchir, raconte-t-elle. J’ai marqué un temps d’arrêt sur le seuil, pour permettre à mes yeux de s’accoutumer à la forte luminosité. Quand j’ai enfin recouvré la vision, ce fut pour découvrir Max, assis sous un dais, immobile et tête baissée. Il étudiait une poterie et ressemblait à un Bouddha dans cette position. J’ai réalisé à cet instant que j’avais devant moi la solution à mon problème. C’est ici, dans le campement, au pied de Ksar el Bint, et nulle part ailleurs, que l’on devra découvrir la vieille dame. C’est au cœur du site fabuleux de Petra qu’Hercule Poirot devra faire marcher ses petites cellules grises, et faire preuve, une fois de plus, de sa redoutable intelligence…»