vendredi 4 mars 2016

ALI LE MAGNIFIQUE


Allah Akbar! Allah est grand et qu’il bénisse mon père de m’avoir laissé cette année deux chameaux pour travailler.
-       Ali mon fils, tu es un homme maintenant. Il faut que tu travailles.
C’est comme ça qu’il a dit. Je n’ai pas eu à lui demander quoi faire. Il avait tout prévu. Loin du Djado, un cousin avait un emploi pour moi : chamelier pour les touristes comme il a dit.
Alors mon père m’a expliqué la piste. J’ai fait seul le chemin avec mes chameaux. Je ne me suis pas trompé. J’ai remonté le grand oued, trouvé le puits de Zouzoudinga, vu la passe de Salvador dans la montagne à ma main droite et suivi la petite montagne dans la direction qu’indique Orion. Mon père peut être fier de moi.
Un jour, M. Gérard, un client, a sorti une carte. Il m’a montré les frontières entre les pays, les montagnes et les ergs. J’ai vu tout le Sahara : c’est grand. J’ai vu aussi les pistes.
Je vais revenir par le même chemin, car mon père m’a dit qu’il ne fallait pas passer par les bidons* cette année. Il n’y a rien à manger pour les chameaux par là. Mais comme il m’a raconté le chemin, je suis sûr maintenant que je pourrai y aller, l’année prochaine… Inch’Allah.

L’année prochaine, je serai cuisinier. Maintenant j’apprends. Je reste souvent avec Abdou pour la préparation du repas. Je l’aide même, j’épluche les patates, je fais chauffer la soupe en la tournant sans arrêt pour ne pas qu’elle colle au fond de la gamelle. Quand personne ne me regarde, je change de main parce qu’à force j’ai mal au  bras.
Le moment que je préfère c’est quand je pétris  la pâte pour la « taguela ». Les gens sont tous autour de moi et ils me parlent. Ils me posent des questions :
- Tu mets du sel ? - Tu ne mets que ça comme eau ?
C’est quand même Abdou qui écarte les braises du feu et dépose la pâte dans le sable pour qu’elle cuise comme dans un four. C’est lui le cuisinier.
Un cuisinier gagne plus qu’un chamelier. Il a aussi plus de pourboires en fin de semaine que nous les chameliers
On est trois. Je fais équipe pour toute la saison avec le vieil Ahmed et son fils Mohamed. Le matin, il faut chercher les chameaux. Même entravés, ils parcourent un grand chemin la nuit à la recherche de la nourriture. Il faut les ramener au camp, équilibrer les charges, ne pas se faire mordre, les bâter, les débâter, faire attention aux coups de pattes. Quitter le campement après les clients et arriver avant eux au lieu du pique-nique et pareil pour atteindre le bivouac du soir… Bismila! C’est ça le travail du chamelier. Un  chameau, enfin un « dromadaireunebosse » comme m’a dit un jour une cliente, ça pue, c’est toujours en train de ruminer et toujours de mauvaise humeur, mais c’est quand même vraiment pratique dans le désert. Alors on fait avec ses défauts.

Les clients parlent plus à un cuisinier qu’à un chamelier. Mais ils parlent encore plus au guide. C’est lui, aussi, qui gagne le plus d’argent et qui a le plus gros pourboire. Normal il est guide.
Le guide c’est vraiment le chef de la caravane. Il organise, il décide, il commande.
Les guides, ils sont tous différents les uns des autres. Mais il y en a deux avec qui je préfère travailler.
J’aime bien être avec Ahmed le Poète. Il a toujours ce petit sourire qui te dit que la vie est belle dans le désert. Il raconte des histoires sur les dunes, les montagnes, la terre, le ciel, les étoiles…
Il explique que quand la lune est pleine, le soleil vient la voir, mais que le soleil est beaucoup trop vigoureux pour la lune et qu’elle met 29 jours à s’en remettre.
C’est pour cela qu’on l’appelle Ahmed le Poète.

L’autre guide avec qui j’aime bien être c’est Dodo le Sage. Je ne sais pas quel âge il a, mais il est sûrement un peu vieux comme mon père. Il raconte qu’il a connu Mano Dayak pendant la grande rébellion.
Quand il explique les peintures rupestres au pied d’une falaise c’est comme si sa voix envahissait mon corps. Elle fait vibrer mes poumons comme un tambour qui rythme le Tindé Nomnas**.
Il parle des guerriers Garmantes et de leurs chars, du temps où il y avait de l’eau et des plantes dans le désert. Il insiste toujours sur la finesse des dessins et c’est vrai que ces femmes peintes sont belles. Même si elles n’ont pas de tête.

Ils parlent tous les deux trop bien français. Moi, il faut que je fasse encore des progrès. Je m’entraîne. Dès que je peux, je marche avec un client et on parle. J’apprends, je pose les questions que j’ai le droit de poser.
Car moi aussi, plus tard, je veux être guide.
Ils disent tous qu’il faut de l’expérience pour être un bon guide alors pour l’instant, je travaille dur, j’observe tout.
Un jour, j’aurai assez d’expérience et alors…
Alors on m’appellera « Ali le magnifique ».
Inch Allah!

* Le Ténéré est traversé par un itinéraire balisé de bidons laissés par la mission d’exploration organisé par Berliet (jan. 59/déc. 60).

** Chants de louange tempo rapide et rythme la danse des hommes.

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