e Cheikh Ibrahim tremble.
Il tremble car il sait que son stratagème ne vaut
pas la peau de la chèvre qu'il tient au bout d'un cordon de cuir.
Il tremble, car devant lui s'élève une façade
gigantesque taillée dans la roche comme sortie d'un autre temps. D'un coup
d'œil, il estime sa hauteur à 40 mètres et sa largeur à 30 mètres ; Il ne se
trompe pas de beaucoup.
Une des six colonnes de la base de l'édifice est
cassée, le fût gît dans le sable du désert. L'homme qui se fait appeler Cheikh
Ibrahim par les bédouins, reconnaît dans le dessin des bas-reliefs une
représentation de Castor et Pollux, des amazones, un aigle, et surtout il
discerne sur l'urne qui surmonte le chapiteau, une sculpture de Tyché, ou serait-ce
Isis la déesse égyptienne ? Elle tient sous son bras gauche une corne
d'abondance et déverse dans un mouvement figé, les richesses d'une civilisation
disparue.
Le Cheikh,
la chèvre
et la cité perdue
Des perles de sueurs coulent le long de ses tempes,
ses mains tremblent et sont moites.
Sous le turban, derrière une barbe fournie et des
habits orientaux se cache un jeune savant européen, en quête de fortune et de
gloire. Son véritable nom ? Johann Ludwig Burckhardt.
Il a peur car il sait que sa présence en ces lieux
est a peine tolérée par les habitants de la région. Les bédouins gardent
jalousement le secret de la cité de pierre en espérant découvrir le trésor des
Nabatéens. Fouillant inlassablement les tombeaux et systématiquement toutes les
grottes taillées dans le grès rose.
Sous prétexte d'offrir la chèvre en sacrifice sur le
tombeau d'Aaron et grâce à son déguisement et sa parfaite connaissance de la
langue et du Coran, Johann Ludwig a pu engager un guide, indispensable
accompagnateur, pour le conduire dans le dédale de roche qui protège la
montagne Sainte.
Il sait qu'au moindre geste suspect ou à la moindre
parole équivoque, le bédouin n'aura aucun état d'âme. Il le tuera sans
sommation avec le grand couteau qui doit servir à sacrifier la chèvre. Il le
tuera et laissera sa dépouille aux chacals du désert.
encontre avec un grand homme
Au même moment, à 3.741km du désert, Joseph Banks
trône derrière sa table de travail dans l'hôtel particulier de la Royal
Society.
Les boiseries cirées des murs rutiles sous les rayons
du soleil. Toutes les fenêtres de l'immense bureau sont fermées car dehors il
fait chaud. Quand il fait chaud à Londres une odeur de charogne en
décomposition remonte de la Tamise. C'est une véritable puanteur et les ruelles
pavées de la City sont calmes, c'est l'heure du thé.
Joseph Banks repose sa tasse sur le plateau et
allume un cigare.
Il lit pour la troisième fois la missive reçue au
courrier du jour. L'enveloppe porte des cachets de cires exotiques : Syrie,
Turquie, Grèce… La feuille de papier a fait un long voyage sur terre et
par-delà les mers pour arriver dans ses mains.
Il y a trois mois que Johann Ludwig Burckhardt lui a
envoyé cette note.
La lettre informe le président de la Royal Society
qu'après les deux longues années passées à parcourir sans relâche la terre de
la Bible, du Coran et des Evangiles, le jeune homme se sent enfin prêt.
Il maîtrise dorénavant les subtilités de la
grammaire. Il se joue des accents de la langue arabe et connaît le coran dans
les moindres sourates.
Il est enfin prêt pour sa grande aventure et peut quitter la Syrie et le Liban vers le
sud de l'Arabie, l'Egypte et le grand désert du Sahara.
Joseph Banks est soulagé.
Deux ans pour se préparer c'est long ! Il commençait
à désespérer que Johann Ludwig ne se mette en route. Craignant de s'être trompé
sur le compte de ce jeune homme qui un jour était entré dans son bureau plein
d'espoir et de chimères.
Burckhardt voulait découvrir ce que personne avant
lui n'avait pu atteindre : les sources du fleuve Niger en Afrique.
Séduit par la volonté d'acier de Johann Ludwig,
Banks n'avait pas donné son accord à la première entrevue. Il avait ainsi testé
la persévérance du jeune homme à plusieurs reprises.
Est-ce que le jeune homme serait capable de le
solliciter plusieurs fois ?
Est-ce que ce jeune homme n'irait pas courir
plusieurs lièvres à la fois ?
Banks aime les hommes qui vont de l'avant. Il aime
la persévérance et la pugnacité. Il aime aussi que ça aille vite.
En son temps, Joseph Banks a participé au premier
voyage autour du monde à bord de l'HMS Endeavour, un petit trois mâts de 368
tonnes, commandé par le capitaine James Cook.
Il faut dire que Banks avait largement contribué au
financement de cette expédition. Grâce à l'héritage de la fortune foncière de
son père, il avait, en revendant une partie de ses terres, pu acheter sa place
sur l'HMS Endeavour et gagner l'amitié du capitaine.
Passionné de botanique, Joseph Banks a rapporté de
ce voyage un plant d'eucalyptus et de mimosa et un étrange spécimen d'un
animal. La bête utilise sa longue queue comme d'un balancier pour se déplacer
et comme d'un trépied pour se reposer. De plus, le petit de l'animal sort à
l'état d'embryon et se réfugie dans une poche située sur le ventre de la mère
et y reste le temps de son développement à terme. Même son nom est étrange, les
aborigènes australiens produisent un son qui ressemble à un gargarisme pour le nommer. De leurs lèvres épaisse sort
quelque chose comme kangourou.
Du moins c'est ce que Banks a compris et c'est sous
ce nom qu'il l'a référencé.
Joseph Banks avait sondé le regard de Ludwig
par-dessus son bureau en acajou. Il lui avait dit à la fin de l'entretien
:
- Jeune homme, ce que vous me
contez là me semble intéressant. Je n'ai pas plus de temps à vous consacrer
aujourd'hui, j'ai un rendez-vous très important, mais laissez-moi y réfléchir
un peu et contactez-moi plus tard.
Le même scénario s'était reproduit plusieurs fois.
Banks faisant mine d'être occupé à mille tâches bien plus importantes que de
rencontrer et d'écouter le jeune Burckhardt. Repoussant, annulant au dernier
moment leurs entrevues et leurs rendez-vous. Mais à chaque fois et
inlassablement Johann Ludwig Burckhardt revenait à la charge comme si sa vie en
dépendait.
hoisir : la vie de famille
ou l'aventure
À vrai dire, sa vie en dépendait vraiment.
Johann Ludwig Burckhardt est né à Lausanne en 1784
d'une famille bâloise. En Suisse, il a étudié à Leipzig et Göttingen les
langues orientales, il est doué et rêve d'aventures. La musique des grands
espaces et les trompettes de la renommée l'appellent chaque jour un peu plus
fort.
Il veut monter une expédition pour trouver et
cartographier le cours supérieur du fleuve Niger… Personne n'a pu localiser ces
sources avant lui. Le jeune homme est ambitieux, il veut se hisser parmi
l'élite des grands explorateurs.
Mais… car il y a un mais, une jeune fille aux yeux
clairs et aux cheveux blonds noués en chignon a d'autres ambitions pour lui.
Elle l'aime… Il l'aime… Cela ne fait aucun doute.
Elle veut se marier, acheter un grand appartement
bourgeois en ville, fonder une famille, avoir des enfants…
Elle le pousse, l'exhorte à accepter la place
d'avoué que lui propose son futur beau-père dans la banque qu'il dirige et dont
il est propriétaire.
Elle le harcèle… Elle est belle, elle l'aime, il
l'aime…
La vie est devant lui… Ailleurs.
Elle a tout organisé : leur mariage, leur installation dans un
"six pièces" du quartier Saint François.
- Mon ami remarquez comme
les chevons du parquet sont disposés avec goût.
Il acquiesce d'un hochement de tête.
- Regardez ces plafonds à la
française ! Ne sont-ils pas de toute beauté.
Il lève la tête et sourit d'un air entendu.
- Ho mon doux et bel ange, il
y a des volets aux fenêtres à l'intérieur et à l'extérieur, c'est vraiment
idéal quand il fait très froid…
Il se penche à la fenêtre et ne voit que le ciel
bleu, il sent une brise fraîche lui caresser le visage.
Elle a déjà embauché la femme de ménage et la
cuisinière…
- Nous
ferons de cette pièce un boudoir!
Il s'enfuit !
Johann Ludwig Burckhardt abandonne la Confédération
Helvétique, sa belle, sa vie… Un jour de l'an 1806.
Il erre un temps en Europe et ne sait par quel
chemin se retrouve en Angleterre.
L'Angleterre, la terre des grands explorateurs.
Londres, la capitale séculaire des grands
navigateurs, des aventuriers, du choléra, de la peste, du typhus et des
incendies.
Londres du début du XIXème siècle compte un million
d'habitants, à la fin du même siècle sa population aura enflé de six fois et
demie. Le Londres, qu'un bébé du nom Charles Dickens qui vient de naître à
Portsmouth décrira dans ses romans populaires.
Johann Ludwig doit parfaire ses connaissances. À
Cambridge, il étudie l'archéologie, la géologie, la langue arabe et
accessoirement la médecine. On l'excusera du peu ! Ses collégiens et
professeurs l'appellent John Lewis, c'est plus pratique.
Il brigue ensuite une place ou même un emplois dans
plusieurs expéditions scientifiques ou géographiques… Sans succès.
Jusqu'au jour où armé de son audace et de sa
jeunesse, il pousse la porte du bureau de Joseph Banks, président de la Royal
Society.
Banks croit en ce jeune homme. Il lui confit enfin
un ordre de mission après moult rendez-vous ajournés, excusés ou non. Dès leur
première rencontre Banks a su déceler dans le regard du jeune homme toute
l'audace, l'opiniâtreté, l'abnégation… Toutes les qualités nécessaires pour
mener à bien une expédition en Terra Incognita.
Dans les ruelles pavées de Londres, John Lewis vol
plus qu'il ne court. La lettre cachetée du sceau de la Royal Society est dans
la poche intérieure de sa redingote, tout contre son cœur.
Enfin il a sa mission qui le conduira, il en est
certain au firmament des grands hommes.
onstruire une
histoire, créer un personnage
Burckhardt quitte l'Angleterre en 1810. En posant le pied en Syrie au terme d'un
voyage en bateau qui lui fera découvrir Malte, il n'est plus Johann Ludwig ni
John Lewis, il est devenu Cheikh Ibrahim.
Il s'est laissé pousser la barbe, s'est coiffé d'un
turban, a endossé l'habit d'orient et sa religion. Durant deux ans, il visite,
Alep, Damas, Palmyre, Tyr, Byblos, Beyrouth… Peaufinant son personnage, mais
n'oubliant jamais sa véritable identité d'infidèle enfouis au plus profond de
son être.
Dorénavant, aux yeux de tous, il EST le Cheikh
Ibrahim et le restera durant toute sa vie.
Il signe toutefois sa correspondance avec Joseph
Banks : Johann Ludwig ou même parfois Jean-Louis en souvenir de sa Suisse
natale. Le président fait publier dans les grands quotidiens, ses aventures et
ses rapports d'exploration sur le Moyen-Orient sous le nom de John Lewis, bien
sûr.
Peu importe ! Burckhardt est tout à sa mission.
Au bout de deux ans d'études et de voyages, il
s'estime prêt à mener sa quête, son Graal, les sources du Niger.
Il envoie une dernière missive au président de la
Royal Society, celle là même que Joseph Banks lit à l'heure du thé dans son
bureau lambrissé de bois cirés, à Londres.
u coin du feu, sous la nuit
étoilée
Le jeune homme, quitte Alep, et se met en route pour
le Caire.
Non loin de la citadelle croisée de Shawbak, dans la
fraîcheur d'une nuit du mois d'août de cette année 1812, des nomades lui
offrent l'hospitalité de leurs tentes.
Sous les étoiles, assis en cercle autour du feu, les
conversations vont bon train et se poursuivent tard dans la nuit à grand
renfort de thé et de dattes. Les langues se délient. Pour impressionner leur
hôte, les nomades parlent des ruines d'une cité antique.
- Cheikh, par-delà le Wadi
Moussa, s'élève vers les cieux, un djebel, une montagne de roches et de pierres
où est enterré le prophète Aaron.
- Le frère de Moïse ?
- Na'am Cheikh mais écoute
plutôt ! La légende raconte que le sanctuaire est à l'orée d'une cité de
pierre. Une cité construite par la volonté des Pharaons. En vérité Cheikh, je
te le dis, le trésor de la haute et de la basse Egypte est ici, caché dans les
canyons et les siqs.
- Mais depuis le temps
personne n'a encore rien trouvé ?
Cheikh Ibrahim est dubitatif, piqué au vif par la
curiosité. Au loin un chien d'un autre campement jappe. Ses congénères lui
répondent, un écho dans la nuit qui salut enfin la lune qui se lève. D'un coup
la lumière des étoiles est moins intense, et les ombres apparaissent.
Pour cacher son intérêt le Cheikh se lève. Il va
chercher un peu de bois sec derrière la tente noire tissée de poils de chameaux
et de chèvres.
Par Allah, et si c'était vrai.
Si le trésor des pharaons était caché dans ces
montagnes ?
Plus encore que l'or et les pierres précieuses des
pharaons, c'est l'évocation d'une ville oubliée qui l'intrigue et aiguillonne
sa curiosité.
Qu'elle est cette cité antique perdue et inconnue
dans le désert ?
- Ami, ce que tu me contes
là est très étrange. J'aimerais voir de mes propres yeux ce que tu fais chanter et danser dans
mon esprit.
- Wallah Cheikh ! Nos
cousins bédouins de Wadi Moussa sont toujours à la recherche de cet or. Ils ne
veulent personnes sur leur terre, ils gardent jalousement le secret. Des tonnes
et des tonnes d'or, de pierres précieuses, de bijoux en argents…
- Les trésors ne m'intéressent
pas. La cité venue du passé m'interpelle. C'est le passé qui m'intéresse mon
ami. En connaissant le passé on peut comprendre le présent et construire
l'avenir.
- Cheikh, tu es un sage parmi
les sages.
n guide pour une découverte
Le village s'appelle El-Dji, il s'étend dans la
vallée de Moïse. Burckhardt connaît la légende. Le prophète aurait fait jaillir
douze sources en frappant le sol avec son bâton. Il loue les services d'un
guide qui accepte de le conduire dans le dédale rocheux moyennant quelques
thalers, des sandales et une djellaba neuve. Malgré ces deux dernières années
passées au contact des nomades, des marchands et des érudits arabes, Burckhardt
n'est pas sûr que son déguisement puisse résister à la suspicion et à la
perspicacité de son guide bédouin.
Il sait que s'aventurer dans ces montagnes, où se
cache une cité oubliée et un trésor, est risqué.
Il est trop tard pour renoncer.
Le trio – les deux hommes et la chèvre suivent le
cours du Wadi Moussa.
Le sentier est caillouteux. Il fait déjà chaud
pourtant le soleil se lève seulement au-dessus des falaises de grès. Une brise
légère les accompagne.
Le stratagème fonctionne… Jusqu'à là tout va bien.
Ils passent devant des blocs de rochers taillés dans
la masse.
- Cheikh ! Ne t'attarde pas,
ces blocs sont l'œuvre des djinns qui hantent les montagnes.
Il ne s'attarde pas. Il est intrigué par un édifice
qui se dresse de l'autre coté de l'oued.
Une façade sculptée et surmontée d'obélisques
l'intrigue. Les rayons du soleil levant caresse les bas-reliefs. Une porte
taillée dans le roc laisse présager des pièces à l'intérieur. Mais impossible
d'entrer, le guide presse le pas.
Que renferment ces façades ? Le fameux trésor des
Pharaons ?
L'explorateur remarque sur la droite du chemin, en
haut d'une petite falaise un texte sculpté. Sur le cartouche, il distingue deux
langues le grec et l'araméen. Il manque de temps pour pouvoir déchiffrer les
signes, il ne veut surtout pas éveiller la suspicion de son guide.
Ils ne s'arrêtent pas et continuent le long de la
rivière.
Une faille s'enfonce dans la montagne comme un long
tunnel sombre. Une arche maçonnée marque l'entrée du canyon, comme pour
signaler l'entrée dans un lieu saint ou dans un autre monde.
Il ralentit et prend une inspiration, l'arche est
monumentale, il sait qu'il va découvrir ce qu'aucun Européen n'a pu voir depuis
des temps immémoriaux. Il sait qu'il ne devrait pas être là.
Il tremble.
Mais les sirènes chantent, l'appel de la découverte
est le plus fort. Il avance regardant et remarquant à la dérobé des niches
sculpté tout au long de l'étroit canyon - le siq. Il note dans un coin de sa
mémoire une multitude d'indices d'une présence humaine. Il ne peut évidemment
pas sortir son carnet et sa mine de plomb afin de prendre des notes ou de faire des croquis.
Les falaises rouges font échos à sa peur.
Ils avancent, le siq est de plus en plus étroit.
Soudain, une immense façade taillée dans la falaise
de grès rouge et inondé par le soleil surgit au sortir du canyon. Elle est
ornée de mille bas-relief, de fleurs, de coupes, de représentations humaines,
d'animaux…
Johann Ludwig distingue deux étages dans le
bâtiment. Il reconnaît l'influence hellénistique des chapiteaux corinthiens et
du fronton brisé.
- " Sa situation et sa
beauté ont été calculées pour produire une extraordinaire impression sur le
voyageur, qui aura emprunté pendant près d'une demi-heure le passage si sombre,
et presque souterrain, que j'ai décrit."
Ecrira-t-il plus tard dans son journal.
Et d'ajouter quelques lignes plus loin.
- "C'est l'un des plus
élégants vestiges de l'Antiquité existant en Syrie. Son état de préservation
ressemble à celui d'un édifice que l'on viendrait d'achever, et en l'examinant
de plus près, j'ai constaté que sa construction a dû exiger un labeur
considérable."
Son accompagnateur veut bien lui concéder le nom que
les bédouins de sa tribu donnent à ce monument : Le Khazneh ! Mais il lui en
interdit formellement l'entrée.
Le calendrier grégorien indique la date du 22 août
1812, il est à peine 8 heures du matin et Johann Ludwig Burckhardt vient de
re-découvrir Pétra oubliée des hommes pendant des siècles et des siècles.
Fort de ses connaissances, Johann Ludwig a
l'intuition qu'il vient de découvrir une cité mythique.
Est-ce la ville où les rois mages ont fait étapes en
apportant la myrrhe, l'encens, l'or à la naissance de Jésus?
Il lui faudra mettre tout cela sur papier plus tard
car pour l'instant, ses faits et gestes sont surveillés par le bédouin de plus
en plus nerveux.
Il le presse.
- Hâte toi Cheikh, la route
est longue jusqu'au djebel Aaron.
Ils continuent leur cheminement.
Ils longent une allée de façades. Elles sont toutes
différentes les unes des autres. Ils débouchent face à un théâtre taillé lui
aussi dans la roche.
Les couleurs moirées sont éclatantes.
Johann Ludwig tremble.
Maintenant il tremble d'excitation car il sait que
ce qu'il découvre est unique. Et devine très justement l'origine de cette cité.
Il écrira plus dans une de ses correspondances :
- "En comparant les
témoignages des divers auteurs, il semble très probable que les ruines de
Wadi Moussa sont celles de l'ancienne Petra."
De nombreuses questions se bousculent :
Quel peuple fut capable de construire une cité de
pierre au milieu du désert ?
Comment une ville peut rester cacher du reste du
monde aussi longtemps ?
Pour l'heure il se concentre et imprime dans son
cerveau ce qu'il voit et observe.
Sur la droite, la base de la montagne est
entièrement taillée. Des monuments tous plus grands les uns que les autres,
tous plus richement décorés les uns des autres…
Le guide l'entraîne sur la gauche, le long du
ruisseau.
N'y tenant plus, Johann Ludwig ose entrer dans le
seul bâtiment maçonné du site – le Qsar el Bint.
Il réveille l'animosité de son guide. L'homme
devient de plus en plus suspicieux envers le Cheikh Ibrahim. Il le menace même
:
- Cheikh ou qui que tu sois,
si tu es venu ici pour voler ma tribu, tu ne repartiras pas d'ici vivant.
Cheikh Ibrahim se confond en excuse.
Jure sur Allah et les Archanges qu'il ne veut ni
voler, ni piller qui ou quoi que ce soit ! Mais qu'il est certes intrigué par
les ruines de cette cité.
Une nouvelle fois le bédouin se calme.
Ils repartent aussitôt vers le djebel Aaron.
Au pied de la montagne, le guide ne veut pas aller
plus loin. Ils sacrifient la chèvre.
Ils mangent les meilleurs morceaux, boivent un thé
et repartent par le même chemin avant que la nuit ne tombe.
Johann Ludwig ne reste pas dans le village de Wadi
Moussa. Il ne se sent pas en sécurité. Il veut surtout consigner dans son
journal toutes les réflexions suscitées par sa découverte.
Il poursuit donc son chemin vers l'Afrique.
D'autres aventures attendent la courte vie du jeune
Cheikh Ibrahim.
Poursuivant inlassablement les chemins de traverses
qui doivent le conduire aux sources du Niger. Johann Ludwig voyage sous la
protection des caravanes de chameaux qui sillonnent la péninsule Arabique et le
nord-Est de l'Afrique.
Il s'égare un temps dans le sud de l'Egypte.
Il deviendra le premier européen à re-découvrir les
temples d'Abou Simbel. Mais c'est une autre histoire.
Il se perd un peu plus dans les méandres du désert,
traverse mer Rouge en boutre et débarque à La Mecque. Il réalise ainsi le
pèlerinage musulman bien avant Richard Francis Burton !
Cela aussi est une autre histoire.
Il revient vers l'Afrique, parcourt le désert, dors
dans le froid intense, marche sous le soleil de plomb.
Il mange ce qu'on lui donne, boit l'eau des puits et
des jarres.
Il tombe malade.
Affaibli par les piqûres de moustiques, épuisé par
la dysenterie, le Cheikh Ibrahim meurt au Caire le 15 octobre 1817.
Johann Ludwig Burckhardt n'aura jamais cartographié
les sources du fleuve Niger. Il n'aura pas eu le temps de tirer les lauriers de
sa formidable découverte des temples d'Abou Simbel.
Mais l'histoire n'oubliera pas sa rocambolesque
entrée sur la scène de l'archéologique moderne.
Aujourd'hui son ombre court sur les façades des
tombeaux, son nom reste à jamais gravé dans le grès rouge de Petra.
Aujourd'hui le visiteur peut ressentir la même
excitation que Johann Ludwig Burckhardt ressentait en arpentant le siq et en
sillonnant les canyons des montagnes de Wadi Moussa, il y a tout juste 200 ans.